Trente ans plus tard, une nouvelle Messe en si de Gardiner

par

Johann Sebastian BACH
(1685-1750)
Messe en si mineur BWV 232
Hanna Morrison (s), Esther Brazil (m-s), Meg Bragle & Kate Symonds-Joy (a), Peter Davoren & Nick Pritchard (t), Alex Ashworth & David Shipley (b), Monteverdi Choir, English Baroque Soloists, dir. John Eliot GARDINER
2015 – 51’10’’ + 54’46’’ – Texte de présentation en anglais, allemand et français – textes chantés en latin et anglais – Soli Dei Gloria SDG722

La Messe en si de Johann Sebastian Bach fait bien évidemment partie des chefs-d’œuvre incontournables de l’histoire de la musique, et à ce titre elle est particulièrement bien servie au disque. Ecrite à la fin de la vie du compositeur, elle prend part aux grandes œuvres qui, aux yeux de Bach lui-même, font partie d’une forme de testament musical. Le Cantor est alors parfaitement conscient du fait qu’il n’est plus à la mode, les goûts du public ayant considérablement évolué vers un répertoire plus simple, léger et divertissant, une esthétique plus immédiatement séduisante, que l’on nomme fort agréablement le « style galant ». Le vieux maître n’en a cure, et il s’attache à léguer à la postérité quelques opus (les Variations Goldberg, l’Offrande musicale, l’Art de la Fugue,…) qui représentent la somme d’un art mené à son ultime perfection. Dans le domaine de la musique sacrée, c’est la Messe en si mineur qui remplit cet office, le compositeur luthérien adoptant pour l’occasion le latin, très probablement pour donner une portée plus universelle à son œuvre, et peut-être aussi avec le secret espoir d’une création à la cour de Dresde, brillante chapelle catholique isolée au milieu d’une Saxe très majoritairement protestante. Il semble malheureusement qu’il n’ait finalement jamais eu l’occasion d’entendre le fruit de son travail…
Pour atteindre ses objectifs, Bach ne part pas d’une feuille blanche. Il effectue un remarquable travail de prospection dans l’ensemble de son catalogue afin d’y trouver les matériaux les plus remarquables, qu’il va bien entendu retravailler et adapter au contexte d’une « grande messe catholique ». Sont ainsi sollicitées différentes sources, dont une Missa Brevis déjà destinée en 1733 au prince-électeur de Saxe à Dresde avec l’espoir d’obtenir le titre de membre de cette chapelle prestigieuse, ou d’autres encore plus anciennes qui remontent jusqu’au séjour du jeune Bach à Weimar (chœur d’ouverture de la cantate BWV 12 – 1714). Partant de là, la matière musicale va se déployer inexorablement, prenant la forme d’une adaptation de l’ordinaire de la messe sans précédent en terme d’échelle et de majesté. Au final, l’œuvre offre ainsi un aperçu encyclopédique de tous les styles que Bach a le plus aimés, animé par un constant souci de perfection formelle et de ferveur mystique.
C’est également sous la forme d’un bilan que John Eliot Gardiner a probablement envisagé ce nouvel enregistrement, lui qui revient à ce chef-d’œuvre après avoir longuement exploré le répertoire des cantates, et cela jusque dans ses moindres recoins, notamment lors de son mémorable « pèlerinage » en 2000. A cette occasion, le chef anglais a considérablement enrichi sa connaissance et sa familiarité avec l’œuvre du Cantor, ce qui l’a amené au demeurant à publier récemment un très bel ouvrage au titre éloquent : Musique au château du ciel – un portrait de Jean-Sébastien Bach (Flammarion). Et puis, il y a maintenant trente ans que paraissait son premier enregistrement de la Messe en si, chez Archiv.
Alors, le monde a-t-il changé ? Apparemment, pas de manière spectaculaire. Le chef reste fidèle à sa conception de l’œuvre exposée dès 1985, donc. Le minutage des deux disques, entre les versions de 1985 et de 2015, est étonnamment similaire, cela même si l’une ou l’autre page prise isolément présente un autre visage (c’est le cas, par exemple, du premier Credo, sensiblement plus rapide dans la nouvelle version). Autre élément commun, mais cette fois comprenant une évolution : la conception chorale de Gardiner, qui fait sortir du rang des choristes pour l’ensemble des solos. Cette démarche était déjà présente en 1985, mais le chef avait tout de même fait quelques concessions, en veillant à adjoindre au chœur des voix réellement solistes (Nancy Argenta, Michael Chance, Steven Varcoe…), voire à faire venir spécialement des solistes extérieurs pour de petites interventions (Patrizia Kwella, Lynne Dawson). En 2015, il va jusqu’au bout de cette démarche chorale : point de vedettes confirmées, le chœur se voyant au passage confier des pages qui, en 1985, étaient réservées aux solistes (Et in terra pax du Gloria, Crucifixus du Credo). Globalement, on gagne ici en cohésion et en sobriété ce qu’on perd parfois en fruité et en galbe sonores. Curieusement, il en est de même pour quelques interventions instrumentales solistes. J’avoue garder une réelle affection pour le hautbois d’amour de Sophia McKenna et le traverso de Lisa Beznosiuk dans la version Archiv. Leurs successeurs, même s’ils ne déméritent nullement, ne me les font pas oublier. Si l’on excepte quelques duretés très passagères du pupitre des basses, le Monteverdi Choir constitue, comme de coutume, l’un des points forts des interprétations de John Eliot Gardiner. Ce dernier sait qu’il peut se fier à 100% à cette phalange exceptionnelle, admirable de ductilité, de nuance, de précision rythmique et d’articulation. Les pupitres féminins, notamment, évoluent au sommet de leur art, permettant au passage une mise en valeur d’éléments du texte qui en deviennent particulièrement lumineux. La musique de Bach, abordée ici avec probité, tout en équilibre, et avec une ferveur exempte de tout maniérisme, apparaît vraiment dans sa beauté intemporelle. Sans être exempte de tout défaut, cette nouvelle version éloquente et cohérente est donc parfaitement digne de figurer dans la discothèque de l’honnête homme, sans totalement remplacer la version Archiv de 1985, et à côté de celle dirigée par feu Frans Brüggen (Philips), pour laquelle je conserve à titre personnel un inaltérable coup de cœur.
Jean-Marie Marchal

Son 9 – Livret 8 - Répertoire 10 – Interprétation 9

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