« Trompe-la-mort » envoûte l'Opéra de Paris

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Le compositeur italien Luca Francesconi déjà connu par de nombreuses œuvres dont l'opéra « Quartett », a choisi d'écrire lui même son livret à partir de « La Comédie humaine de Balzac » -plus précisément des « Illusions perdues »- où le personnage pivot de Vautrin, alias Trompe-la-mort (car bagnard évadé), alias Jacques Collin, alias l'abbé Carlos Herrera relie les protagonistes. Dans une calèche, le faux abbé -ému par la beauté d'un jeune compagnon de voyage désespéré et ruiné (Lucien de Rubembré)- le détourne du suicide et lui propose un pacte faustien : la splendeur sociale en échange d'une obéissance totale. Mais, à Paris, Lucien s'éprend d'une prostituée, Esther, avec laquelle il vit caché. Devenu l'amant de la comtesse de Sérisy, il croise Eugène de Rastignac qui de son côté a séduit la femme du baron de Nucingen. Herrera presse son protégé de conclure un mariage avantageux avec Clotilde de Grandlieu. Mais il lui manque une fortune ! De son côté, le libidineux baron de Nucingen veut à tout prix conquérir Esther. La tante maquerelle d'Hererra (Asie) « vend » Esther au Baron. A l'Acte II, Esther cède puis se suicide. Lucien et Herrera sont dénoncés et mis en prison. Quand Madame de Sérisy arrive pour sauver Lucien... trop tard ! Il s'est pendu dans sa cellule. Désespéré Herrera dévoile sa véritable identité au Procureur général Granville et, usant de chantage grâce aux lettres des femmes du monde autrefois séduites par Lucien, obtient de devenir chef de la police.
Ce récit est fragmenté en courts « instantanés » sur quatre niveaux dans un décor unique : vie mondaine, vie de l'intimité et des manigances, scène de la calèche et sous-sol -lieu obscur des machineries de théâtre et de l'énergie primitive. Les personnages apparaissent et disparaissent, habilement animés sur un tapis roulant ou confondus dans un labyrinthe de panneaux verticaux reflétant salons et entrailles du Palais Garnier. Niveaux musicaux aussi : l'énergie insinuante du premier se mêle avec les fièvres percussives au second devenant chaos au sous-sol tandis que le troisième se revendique clairement de Maeterlinck et du debussysme de Pelléas et Mélisande. Son vœu ? Que « l'auditeur écoute avant tout, avec son ventre »... Ce sont pourtant le cerveau et l'oeil qui sont sollicités ! Car l'organisation de la matière sonore étroitement confondue avec les perceptions visuelles et verbales, captive d'abord cérébralement. L'art de diffracter et réfracter tous les éléments composites, de les faire éclater, de les aimanter, d'en faire surgir des antagonismes dissonants et de secrètes correspondances apparaît ; la magie de susciter le chaos pour en extraire une cohérence et, de ce mouvement sans cesse en gestation, faire naître sous nos yeux un monde un et multiple est aussi miraculeusement celui de Balzac. Techniquement, langage, mélodie ou chant deviennent ici des fragments comme les autres. La diction même se diffracte en fonction des caractères (Nucingen bégaie, Esther vocalise, les vieilles femmes vocifèrent) et le « texte» ne peut plus être appréhendé comme on le fait habituellement : il « est » le flux sonore avec des fonctions toujours changeantes. D'un brio rythmique, d'une instrumentation savante, riche et colorée, d'une fulgurante intelligence, cette musique inséparable de la mise en scène déconcerte. Le plaisir vient ensuite du travail scénique (Guy Cassiers), de costumes ravissants et -pour une fois- merveilleusement seyants (Tim Van Steenbergen), de lumières aussi belles qu'ingénieuses (Caty Olive et video de Frederik Jassogne). Mais tout autant de la direction dynamique et limpide de Susanna Mälkki à la tête d'une phalange au cordeau où brillent cuivres et percussions de toutes sortes. Les chœurs se font enfin dociles, murmurant sous la direction d'Alessandro Di Stefano. Pierre angulaire de la distribution, le baryton Laurent Naouri (Herrera,Trompe-la-mort) impérial et douloureux offre une interprétation aussi puissante que complexe. L'élégance du fragile Cyrille Dubois (Lucien) renforce le rapport de domination qui les lie. De même que Julie Fuchs (Esther) proie lisse, victime immolée, et Chiara Skerath (Clotilde) la discrète promise. Hauts en couleur, le Baron de Nucingen (Marc Labonnette), la Comtesse de Sérisy (Béatrice Uria-Monzon), Eugène de Rastignac (Philippe Talbot) et la mère maquerelle (Ildikò Komlòsi) comme le trio comique des espions de Nucingen (Laurent Alvaro, François Piolino et Rodolphe Briand) font ressortir les aspects cyniques et bouffes avec brio tandis que Christian Helmer intervient au dénouement avec beaucoup d'autorité. Le compositeur italien a peut-être surestimé les capacités de souplesse et de réceptivité de l'auditeur cartésien mais, à partir du moment où on accepte d'être surpris, l’ascension, parfois minérale, offre au sommet un paysage d'une stupéfiante beauté. Une réalisation de très haute qualité qui honore la musique contemporaine et l'Opéra de Paris.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National de Paris, Création Mondiale, 2e représentation, le 16 mars 2017

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