Un Cosi tragique

par

William Shimell (Don Alfonso); Kerstin Avemo (Despina); Paola Gardina (Dorabella) ; Juan Francisco Gatell (Ferrando); Anett Fritsch (Fiordiligi); Andreas Wolf (Guglielmo)

A La Monnaie, Cosi fan tutte
Un Cosi noir, très noir. Tout commence normalement pourtant, avec un très joli décor XVIIIe et une réception mondaine. Arrière-plan rococo, avant-scène moderne (un salon actuel). Dès le pari initial, on sent une griffe autre, loin du marivaudage attendu. Les deux fiancés, un peu noceurs, sont bien innocents, carrément crédules. Aiment-ils vraiment leurs amoureuses ? Haneke, cinéaste de la communication manquée, et admirateur d’Ingmar Bergman, en doute. Très lentement, il entame un long et douloureux parcours sentimental, conforme au brillant livret de da Ponte. Sauf qu’il le tord pour en faire ressortir l’aspect tragique immédiat. Ce qui surprend, bien sûr. Tout est dangereux dans cette aventure proposée. Elle continue, se poursuit et se propage, comme une trame venimeuse. C’est alors que les sentiments s’exacerbent.  Logiquement, Guglielmo noie son chagrin dans l’alcool en apprenant l’infidélité de sa belle, dans un beau moment tragique. Plus dure encore sera la déroute de Fiordiligi, qui succombera au prix d’un immense désarroi. Les duos, de badins, deviennent poignants. Et les ensembles jamais ne rassemblent, mais accentuent les colères éphémères, qui semblent si réelles au moment même. Tous hésitent, tout au long de l’opéra, ne se connaissant jamais : peut-être ne le veulent-ils pas ? Le sommet est atteint lors du vrai/faux mariage final : les deux filles hésitent à nouveau, vont et reviennent avant de signer le contrat. Qu’ont-elles vécu ? Haneke ne tranche pas : au retour des fiancés, sextuor final, tous, au lieu de bravement saluer, secoués par l’aventure, essayent de se rejoindre ou de se séparer dans un effort désespéré : ils se tiennent par la main, oui, mais en voulant lâcher la corde, et s’enfuir sans doute, le plus loin possible. Mise en scène fascinante, bien digne du grand artiste contemporain qu’est Haneke. On en sort intéressés, passionnés (les commentaires du public fusaient de tous côtés) mais indécis aussi. Tout comme les protagonistes. Vocalement, aucun ne tirait la couverture à soi, comme il sied à cet opéra de chambre : cinq jeunes solistes égaux, dont quatre prises de rôle. Même si la Fiordiligi d’Anett Fritsch, et ses deux airs attendus, tranchait légèrement, par son intense présence, tout comme la Despina (Kerstin Avemo), très Pierrot blanc triste, pas du tout soubrette et épouse d’un Don Alfonso clinique (William Shimell). Paola Gardina (Dorabella), Andreas Wolf (Guglielmo) et Juan Francisco Gatell (Ferrando) s’intégraient bien dans l’ensemble. Petit bémol scénique : plusieurs scènes importantes, tels l’air sublime “Un’ aura amorosa, le duo Guglielmo-Dorabella ou le “Per pietade Fiordiligi étaient chantés à l’extrême-droite ou gauche de la scène, et devaient donc être invisibles à certains spectateurs, un grand dommage pour d’aussi beaux moments musicaux. Les ensembles étaient particulièrement soignés, comme le trio “Soave sia il ventoou le duo des soeurs à l’acte II. Second bémol : la direction de Ludovic Morlot manquait souvent de rythme, de vivacité, de vie.  Des pauses incongrues entre chaque scène renforçaient cette impression. De telles pauses, voulues par le metteur en scène, aboutissaient à un effet contraire à sa volonté : elles ralentissaient le drame et finissaient par énerver. Une production remarquable donc mais pas dans tous ses aspects. Théâtralement inventive (jolis effets de bougies), dramatiquement incisive, musicalement inégale, elle intéressera peut-être plus les exégètes du livret de da Ponte que les purs amoureux de la musique de Mozart. Mais il en reste une très forte impression de cohérence et d’exploration du coeur humain qui frappera. Opéra de réflexion, autant que d’émotion, Cosi fan tutte ne cesse d’interpeller.
Bruno Peeters
La Monnaie, le 30 mai 2013

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