Un joyau préromantique ?

par

Luigi CHERUBINI (1760-1842)
Lodoïska, comédie héroïque en trois actes
Nathalie MANFRINO (Lodoïska), Hjördis THEBAULT (Lysinka), Sébastien GUEZE (Floreski), Philippe DO (Titzikan), Armando NOGUERA (Varbel), Pierre-Yves PRUVOT (Dourlinski), Alain BUET (Altamoras), solistes, choeur de chambre Les Eléments, Le Cercle de l’Harmonie, dir.: Jérémie ROHRER
2013-DDD-49’ 37’’ et 61’-Texte de présentation en français et en anglais-chanté en français-Ambroisie Naïve AM 209

“On n’a qu’un reproche à faire à la musique de cet ouvrage, c’est qu’elle est trop belle. » Ainsi écrivait Le Moniteur universel du 21 juillet 1791, trois jours après la création triomphale de l’oeuvre qui allait rester le principal succès de Cherubini, conjointement avec Les Deux Journées (1800), bien plus que Médée (1797), beaucoup plus représentée de nos jours. Comme bon nombre de ses compatriotes, Cherubini allait s’installer définitivement à Paris, et ce premier opéra-comique allait démontrer sa parfaite adéquation avec le genre français à la mode. Il s’éloigne pourtant de l’opéra-comique classique, celui de Monsigny ou de Grétry, pour tendre vers un certain préromantisme, et certaines pages annoncent Méhul, Boieldieu ou Spontini. Déjà l’intrigue n’est plus mythologique ou paysanne, mais, avec son décor de château, de forêts et de rochers, évoque le roman gothique anglais. Pièce “à sauvetage” comme le Fidelio de Beethoven, elle raconte la libération par le preux Floreski, de son amante Lodoïska, prisonnière de l’affreux gouverneur Dourlinski. Il sera secondé par son valet Varbel, un peu couard, et le valeureux chef tartare Titzikan. La partition contient de nombreux airs remarquables, tels la polonaise comique de Varbel, le grand air de Lodoïska au début de l’acte II, plainte désolée culminant sur une exaltation extrême, et celui, haletant, de l’acte III “Tournez sur moi votre colère”, ou l’explosion furieuse de Dourlinsky qui ouvre ce même acte. Mais Cherubini se révèle plus fort encore dans les nombreux ensembles, et prouve, avec eux, son incomparable maîtrise technique, celle qui faisait l’admiration de Beethoven. Il faut absolument signaler ici le finale du premier acte, avec la saisissante première apparition de Lodoïska dans sa tour, et un effet de spatialisation sonore particulièrement réussi ou, au deuxième acte, le quatuor avec choeur “Non non, perdez cette espérance” , suivi du trio “C’est ce que je lui propose”, ensembles d’une grande valeur musicale provenant précisément de leur impeccable construction. On comprend le respect des contemporains pour la science de Cherubini. Lodoïska avait déjà connu deux enregistrements : une vieille version live de 1965 chez Nuova Era par Oliviero de Fabritiis, avec Ilva Ligabue, et une seconde, plus récente (1991), dirigée à la Scala de Milan par Riccardo Muti. La seconde situait Lodoïska, bien dans la manière de Muti, grand spécialiste de Spontini, mais aussi de Cherubini (son coffret EMI de musique sacrée est une référence), dans la plus pure descendance de la tragédie lyrique de Gluck. Mariella Devia, au timbre extatique, et Bernard Lombardo, ténor idéal pour ce répertoire, en étaient les atouts majeurs. Au contraire, Jérémie Rohrer tire délibérément l’oeuvre vers l’opéra-comique, plus correct au niveau du style, et ce, curieusement, en autorisant d’énormes coupures dans les dialogues parlés, dialogues que Muti, lui, inclut. La distribution est de premier ordre. Même les seconds rôles ont été bien choisis : ainsi l’héroïque Titzikan de Philippe Do frappe dès l’air d’entrée qui suit la vigoureuse ouverture, Hjördis Thébault, dans le rôle ingrat de Lysinka, séduit dans les ensembles, tout comme l’Altamoras d’Alain Buet. Dommage que le personnage de Varbel disparaisse au dernier acte, Armando Noguera en assure la vis comica avec éclat, malgré un léger accent. Le tyran Dourlinski va comme un gant à Pierre-Yves Pruvot, qui adore les rôles de méchant (je le vois bien dans le Gaveston de La Dame blanche de Boieldieu). Et quel beau phrasé ! Après un départ un rien hésitant, Sébastien Guèze continue à s’affirmer comme l’un des meilleurs ténors héroïques français actuels. Quant à Nathalie Manfrino, parfois critiquée pour son vibrato, elle livre une incarnation de l’héroïne aussi brillante qu’émouvante, illustrant les multiples facettes d’un rôle plus subtil qu’il n’y paraît. Rohrer et son Cercle de l’Harmonie, tout comme Les Eléments, innervent la partition d’une verve et d’une alacrité qui en effacent les quelques longueurs. Qui choisir, finalement ? Muti ou Rohrer ? Les deux optiques sont différentes, mais toutes deux pertinentes. La distribution de la dernière version semble toutefois plus parfaite dans sa globalité. En outre, comme toutes les productions du Palazzetto Bru Zane, fondation italienne oeuvrant pour la musique française, la présentation et l’appareil critique sont impeccables, à commencer par la passionnante notice introductive de Benoit Duteurtre, petit essai magistral sur Cherubini et son époque. Voici un modèle de production moderne d’une perle du patrimoine.
Bruno Peeters

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 9 - Interprétation 10

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