Un lent et poignant crescendo

par

© Vincent Pontet

La Vestale aux Champs Elysées
Phare de l'art napoléonien, La Vestale de Spontini (1807) poursuit la réforme de la tragédie lyrique entreprise par Gluck, sublime les opéras de l'époque (Méhul, Lesueur) et annonce le Grand Opéra français par un saisissant climat préromantique. Elle n'est jamais vraiment tombée dans l’oubli, grâce à des reprises périodiques dues à certaines grandes interprètes telles Maria Callas ou, plus près de nous, Montserrat Caballé ou Renata Scotto. Le rôle-titre, très lourd, est évidemment fascinant par son aspect "femme libérée", déjà étonnant pour l'époque, et qui a tout pour séduire de nos jours. Julia, en effet, brave les conventions de la religion en criant son amour interdit. Comme l'écrit le metteur en scène : "Une figure de femme radicale, qui affronte la mort pour un instant de plaisir." Loin de toute la pompe impériale à laquelle on pourrait associer l'oeuvre, la dramaturgie d'Eric Lacascade cerne l'essentiel : la relation entre l'amour et le pouvoir, thème qui dominera tout l'opéra du dix-neuvième siècle pour culminer chez Verdi. Si le premier acte n'est qu'une simple exposition, la primauté donnée par le compositeur à l'expression dramatique s’y trouve déjà. Elle atteindra son apothéose aux actes suivants. Le deuxième, dans un temple de Vesta magistralement éclairé aux bougies (lumières de Philippe Berthomé), contient les plus belles pages vocales : grande scène d'imploration de Julia seule devant la flamme, duo fatal avec son amant Licinius, extinction du feu sacré, découverte du crime et condamnation de la Vestale impie par le Souverain Pontife. Gradation admirable, parfaitement comprise par Lacascade, qui poursuit sans faille par un dernier acte extrêmement vivant : cage descendant des cintres pour enterrer Julia, intervention musclée de Licinius et de son ami Cinna, bataille, formidablement dirigée, entre l'armée des amis et les tenants de la religion outragée (habillés en soutane catholique), pardon ultime de Vesta qui ravive la flamme (est-ce bien elle, ou plutôt... une amie vestale ? Le doute est permis et laisse ouvertes bien des hypothèses...). Seule l'extrême fin déçoit : le divertissement final, entrecoupé de poursuites amusantes mais hors de propos, détruit l'impression de choc de la partition. Qu'à cela ne tienne, la représentation a remporté un fort beau succès et à juste titre, par la fidélité à l'exceptionnelle tension dramatique de cet opéra, tant admiré par Berlioz et Wagner. Le niveau des chanteurs a contribué à cette réussite. Une Grande Vestale imposante mais aussi touchante de Béatrice Uria-Monzon, interprète fameuse de Carmen, un Souverain Pontife sonore quoique pas trop idiomatique  de Konstantin Gorny, un Cinna très francophone et de grand style, comme le laissait entendre son Raimbaut de Robert le Diable à Covent Garden (Jean-François Borras) et un Licinius américain, Andrew Richards, au legato enchanteur et très engagé théâtralement (rappelons-nous son Parsifal à La Monnaie, en 2011). Quant à Julia, elle démontre la belle école de chant albanaise : comme sa compatriote Inva Mula -que Paris a pu applaudir dans la Mireille de Gounod à Bastille au début de l'ère Joël, Ermonela Jaho connaît une belle carrière internationale et les Bruxellois la reverront l'an prochain dans le Guillaume Tell de Rossini. Ses deux grands airs du deuxième acte, l'un d'une rigoureuse théâtralité, long et d'un seul tenant, sommet de la partition, l'autre, tout de tendresse, représentent d’indéniables leçons de chant. Mais, et cela tout au long de l'opéra, elle a su donner à la Vestale amoureuse une stature de femme grandiose et moderne : "Tout mon crime fut de t'aimer !" ou "Je te donne ma vie" ont fait frémir d'émotion une salle comble et subjuguée. A toutes ces qualités d'un spectacle remarquable, il faut ajouter l'art de Jérémie Rohrer qui, à la tête du choeur Aedes, presque constamment présent, et de son Cercle de l'Harmonie, a insufflé cette vie prodigieuse reconnue par tous les contemporains, et que les lecteurs de dictionnaires risquaient d'oublier. Ses instruments d'époque (le cor, la clarinette, les harpes!) tirent résolument La Vestale vers Beethoven et le siècle qui s'ouvrait. Il est rare d'assister à une représentation qui semble tenir de la résurrection d'un opéra un peu négligé, et qui s'avère la confirmation d'une oeuvre géniale à mettre à égalité avec Norma ou Fidelio.
Bruno Peeters
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 18 octobre 2013

 

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