Un magnifique plateau pour Debussy et Ravel

par

Orchestre symphonique et choeurs de la Monnaie/Vlaams Radiokoor
Ludovic Morlot/Steven Osborne
Consacrer tout un concert à Debussy et Ravel, c’est se mesurer à une perpétuelle exigence de perfection, c’est faire face à un type d’écriture qui demande, de la part de tous les interprètes impliqués, une alliance ininterrompue, et souvent paradoxale, de délicatesse et de fermeté, de sensibilité et de rigueur. Ce n’est donc pas à un mince défi que s’attelait au Palais des Beaux-Arts Ludovic Morlot à la tête de ses troupes de la Monnaie. On ne reprochera certainement pas au chef français d’avoir profité du choeur de la maison bruxelloise pour l’impliquer dès l’abord dans Sirènes, le volet conclusif des Trois Nocturnes de Debussy. Par le passé, il arrivait souvent qu’on ne donne que les deux premiers (Nuages et Fëtes) au concert, fautes de choristes féminines disponibles (ici les dames de la Monnaie et leurs collègues du Vlaams Radiokoor). Mais pourquoi avoir tronqué ici ce merveilleux et sensuel triptyque en n’en donnant que le volet conclusif? En tout cas, ce n’était pas une entrée en matière facile, mais l’orchestre aux cordes souples sans être somptueuses et aux vents très alertes s’en tira avec les honneurs, même si on le ne sentait pas encore idéalement échauffé.
Le soliste de la soirée était le pianiste Steven Osborne qui n’avait pas craint de s’attaquer aux deux concertos pour piano de Ravel. Cela fait maintenant des années que le musicien écossais s’est acquis la réputation d’un pianiste de premier plan et sa récente intégrale de la musique pour piano seul de Ravel (Hyperion) a été unanimement encensée par la presse spécialisée. Et il ne fallut pas longtemps pour se rendre que cette flatteuse réputation était largement méritée, car on se trouva d’emblée face à une maîtrise du piano proche de l’idéal dans ce répertoire. La parfaite adéquation entre l’interprète et les redoutables exigences de l’écriture ravélienne repose, sur le plan purement technique, sur une inébranlable assise rythmique couplée à une totale décontraction musculaire et une stupéfiante égalité de toucher allant de pair avec une parfaite maîtrise de l’articulation et un sens rare de la couleur. Mais ceci ne serait rien sans la remarquable intelligence de Steven Osborne qui tel un magicien montrant au public comment sont faits ses tours, ne cesse de tranquillement démonter l’implacable et subtile mécanique de la musique de Ravel (ce n’est pas pour rien que Stravinsky traitait le compositeur basque d’ »horloger suisse ») pour mieux encore en magnifier l’enchantement que sa très fine sensibilité lui permet de traduire sans que la considérable difficulté technique des ces oeuvres ne constitue à aucun moment un frein à la très subtile expressivité de ce pianiste dont la sensibilité est parfaitement accordée à l’univers subtil et merveilleux (et parfois étonnamment pince-sans-rire) de la musique de Ravel. Magnifiquement secondé par le chef et l’orchestre, Osborne donna des deux concertos une interprétation de très grande classe, aussi à l’aise dans les mouvements extérieurs vifs et narquois du concerto en sol que dans les bouffées d’angoisse qui sourdent dans le concerto pour la main gauche. Dans le divin Adagio du concerto en sol, Osborne trouva le tempo parfait (loin de toute léthargie) pour dérouler une cantilène aussi pudique qu’émouvante. On soulignera aussi sa connaissance de la partition orchestrale et son véritable instinct de chambriste pour permettre aux excellents bois de la Monnaie de se mettre, à juste titre, en valeur (avec mention spéciale pour la flûte et le cor anglais). Le public fit un accueil plus que chaleureux à ce remarquable artiste, qui remercia d’un très beau bis, « Canopes » de Debussy, interprété dans un dosage idéal de pudeur et de clarté.
Après avoir été un partenaire idéal (on n’ose pas dire accompagnateur dans le cas d’une si impliquée collaboration) dans les concertos de Ravel, Ludovic Morlot allait terminer la soirée en beauté à la tête de ses troupes dans une Deuxième suite de Daphnis et Chloé de très belle qualité. Dès les premiers frémissements du Lever du jour, la battue claire et souple du chef, sa fine sensibilité et son sens de la couleur apparaissaient très convaincants. La Pantomime (excellent solo de flûte de Els Van Zundert) fut un beau moment de poésie. Quant à l’intervention du choeur dans la Danse générale, elle ajouta à la bacchanale de Ravel une très bienvenue touche de barbarie stravinsko-prokofiévienne.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts le 11 octobre 2014 

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