Un opéra en concert, vraiment ?

par

© Josep Molina

Die Entführung aus dem Serail
Avec René Jacobs, la Belgique a la chance de posséder l'un des meilleurs chefs qui soient. Après sa brillante carrière de chanteur, il s'est en effet imposé en tant que chef d'orchestre, en particulier dans le répertoire mozartien. Sa trilogie "Da Ponte", puis sa Flûte enchantée, ont frappé d'emblée, et les enregistrements ont été salués. Il lui manquait encore cet Enlèvement au Sérail, pour couronner ses interprétations.

Ce fut le cas lors de ce magnifique concert au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, auquel assistait un public très nombreux, attentif et impressionné par tant de perfection, musicale autant que scénique. Scénique ? Pour un opéra donné en version concertante ? Oui, en effet, car là ne résidait pas le moindre charme de cette soirée unique. Certes, l'Akademie für Alte Musik Berlin était placée normalement dans la salle Henry Le Boeuf, devant le grand orgue. Mais les solistes... ah, les solistes ! Loin de toute habitude héritée de l'oratorio (tous debout devant la partition sur lutrin), ils ont "joué" comme des acteurs. Déambulant devant l'estrade, derrière le chef donc, surgissant des portes à droite ou à gauche, bondissant au fond derrière le timbalier, ou se réfugiant sous le pianoforte pour se cacher d'Osmin, rien ne les arrêtait, pour le plus grand plaisir d'un public ébahi puis conquis ! Comme ils étaient un peu costumés aussi, il ne manquait plus que les décors pour se croire à l'opéra ! Je ne sais qui féliciter pour cette "presque mise en scène" (René Jacobs?) ; le fait est que cette innovation devrait s’utiliser pour toutes les versions concertantes d'opéras, et Dieu sait comme elles sont nombreuses actuellement. Tous ces solistes s'amusaient d'ailleurs, mais... chantaient admirablement aussi. Maximilian Schmitt avant tout, parfait ténor mozartien, enchantait dès son entrée dans le jardin d'Osmin et son air : Ich baue ganz  à l'acte III a ému. Sa Konstanze, Robin Johannsen, avait beaucoup de corps, et elle est passée d'un  Traurigkeit haletant à un Martern aller arten ébouriffant avec une aisance totale, tant dans la détresse que dans la détermination farouche. Où lyrisme et virtuosité se rejoignent en une seule âme forte : une splendide  incarnation. Si la Blondchen de Mari Eriksmoen surjouait un peu (au concert !), sa voix pimpante s'alliait bien avec son Pedrillo (Julian Prégardien, oui, le fils de Christoph), moins brillant vocalement (mais quelle jolie sérénade mauresque !) et brillantissime acteur (ses glissades ont bien fait rire, ainsi que son jeu de timbales inopiné). Dans le bourru Osmin, rôle en or s'il en fût, Dmitry Ivashchenko s'est taillé un beau succès, fouet à l'appui. La scène du vin Vivat Bacchus, Bacchus lebe était désopilante, grâce aussi aux bouteilles de vins délivrées par... les violoncelles de l'Akademie. Du coup, Osmin titubait entre les pupitres de l'orchestre, dans le plus pur style "Singpiel". Seul le Bassa Selim de Cornelius Obonya paraissait un peu en retrait, peut-être par une voix assez faible, qui ne passait pas assez la rampe. Le choeur Capella Amsterdam n'intervint que deux fois, mais très bien. Quant à René Jacobs, il confirmait sa maîtrise absolue de Mozart. La partition était intégrale, bien sûr. Quelques remarques à ce propos : un pianoforte au lieu d'un clavecin pour les récitatifs, une marche des Janissaires aux vents, différente, l'accompagnement au pianoforte des interventions du Bassa, lequel Bassa interrompt aussi Martern aller arten par des commentaires désabusés, et les reprises complètes du duo Belmonte-Konstanze à l'acte III. Quant au quintette final, Jacobs fait accompagner chaque strophe par un instrument qui lui est dédié : hautbois, basson, flûte etc. Dans cette version, en somme assez spectaculaire, on découvre donc des surprises tant théâtrales que musicales. Voilà ce qui a rendu cette soirée passionnante et inoubliable : un grand moment de... théâtre !
Bruno Peeters
Bruxelles, Bozar, le 22 septembre 2014

 

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