Un plaisir immense à l'opéra de Paris

par

© Opéra National de Paris, Andra Messana

La Gioconda d'Amilcare Ponchielli
Amilcare Ponchielli (1834-1886) apparaît aujourd'hui comme l'un des meilleurs, au moins le plus talentueux, le plus singulier des «Véristes» italiens -les Mascagni, Giordano, Cilea, Mascagni et quelques autres. C'est que même s'il lui arrive de plier son inspiration au goût du public, il n'en demeure pas moins un musicien original, doté d'un métier très sûr et d'un puissant sens dramatique. Ce que l'on pouvait discerner très tôt dès ses Promissi sposi (1872) ou dans I Lituani (1874) mais bien mieux dans cette fameuse Gioconda (1876) d'après le noir mélodrame de Victor Hugo «Angelo, tyran de Padoue» et que vient de présenter l'Opéra National de Paris dans sa salle de la Bastille. Pour une fois avec une mise en scène parfaitement dimensionnée puisque cette production nous vient de Vérone. Et tout autant rodée, puisqu'elle date de 2005 !
En fait, l’œuvre s'inscrit entre les dernières exigences du «Grand opéra» et le chant déclamé adopté par la jeune école vériste. Non qu'ici on ne joue point de la dague et de la mort. Mais il suffit d'une intonation de voix, d'un regard, d'un objet reconnu (le fameux rosaire) pour que tombent l'arme et le courroux, pour que le meurtre se mue en sacrifice puis en suicide.
Sur la scène parisienne tout concourt au plaisir. Déjà les décors (Pier Luigi Pizzi) commodes dans leur ingéniosité -un simple pont débouchant sur la grand place; une fantomatique gondole glissant mystérieusement: de quoi habiter ingénieusement tout l'espace scénique horizontalement et verticalement et permettre d'amples et savants jeux de foule.
Les lumières tout autant (Sergio Rossi), crues dans la journée afin de baigner l’impressionnante vitalité des fêtards, plus tamisées au moment des décisions graves, presque obscures enfin avec une intimidante pleine lune léchant les cinq cyprès. L'efficacité est à son summum que rehaussent costumes bigarrés, lumineux.
Dans ces conditions la suite dansée, la «Ronde des heures» avec son galop final trouve au IIIe Acte un fabuleux faire-valoir qu'utilise intelligemment (après Disney) le chorégraphe Gheorghe Iancu, sans audace certes, mais avec quel brio! Venant par le pont «de l'autre côté du miroir» les douze danseurs entourent des solistes admirables -Letizia Giulani et Angel Corelli ahurissants de souplesse et de virtuosité avec des pirouettes et autres cabrioles échappées d'un rêve qui déchaîne le public...
Enfin, la musique. Dirigée avec précision et enthousiasme par Daniel Oren qui souligne la beauté de tous les instruments, elle met en valeur la monumentalité neo-classicco-romantique du livret de Boïto et soutient une fort belle vocalité, remarquable par sa vigueur comme par son expressivité.
Si, malade et visiblement fatigué,le ténor Marcelo Alvarez dut être remplacé au pied levé (juste après un éprouvant «cielo e mar») par sa doublure, le vaillant Roumain Calin Bratescu, l'ensemble de la distribution portait haut les couleurs de la Serenissime. A commencer par le chœurs et les personnages démoniaques, Orlin Anastassov (Alvise Badoero) et Claudio Sgura (Barnaba). Elena Bocharova incarne une Laura à l'émission slave, solide, à qui manque l'aura élégiaque et éthérée de l'amoureuse angélique, tandis que Maria José Montiel (La Cieca) apporte au personnage de la mère aveugle une expression hautement dramatique, sans le moindre artifice, portée par une voix nuancée, superbement galbée, aux longues tenues parfaitement maîtrisées: bouleversante prestation acclamée par le public. Enfin Gioconda-Violetta Urmana, taillée elle aussi à la dimension de la salle et du rôle (aigus puissants quand bien même ils manqueraient de suavité- mais le rôle est tout sauf suave!) du début à la dernière note, elle a le mérite d'éclairer de l'intérieur la vibrante passion amoureuse, la tendresse filiale, l'intelligence et la grandeur d'âme (elle se suicide pour permettre à son amant et sa rivale de fuir Venise) d'une splendide figure féminine.
Opéra populaire? Oui, car il touche par ses mélodies faciles à retenir (ce motif obsédant de Gioconda!) et son côté spectaculaire impressionnant. Non, car il va au delà du spectaculaire avec des accents pathétiques, des passions exacerbées, une noblesse et une beauté particulières qui n'appartiennent qu'à lui.
Comme on se penche maintenant sur les redécouvertes du passé (Atys, les opéras de Rameau ou la Ciboulette de Reynaldo Hahn dans des domaine bien différents), on se réjouit d'admirer, avec le même intérêt et la même curiosité, des œuvres qui appartiennent à des univers esthétiques désormais loin de nous. Et lorsque l'interprétation est au rendez-vous: quel immense plaisir!
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra Bastille, le 23 mai 2013

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