Un projet bien ambitieux

par

Erik Satie (1866-1925) : Gymnopédie n°3 – Gnossienne n°3 
Astor Piazzolla (1921-92) : Café 1930 – Oblivion.
Olivier Messiaen (1908-92): Le baiser de l’enfant Jésus.
Maurice Ravel (1875-1937): Pièce en forme d‘Habanera - Adagio Assai (deuxième mouvment du concerto en sol).
Michel Legrand (°1932) : La valse des lilas
Joseph Kosma (1905-69) : Les feuilles mortes
Django Reinhardt (1910-53) : Nuages
Alison Balsom (Trompette), Milos Karadaglic – Al Cherry (Guitares), Grant Windsor (Piano), The Guy Barker Orchestra, Guy Barker – Timothy Redmond (Direction)
2014 – DDD – 52,04’ – Textes de présentation en anglais, français et allemand – Warner Classics LC04281

Ambitieux, c’est le mot qui convient au projet de la trompettiste Alison Balsom : marier les univers sonores à la fois proches et si éloignés que sont le jazz et la musique moderne. Si de nombreux compositeurs et artistes ont tentés de détruire les barrières entre ces deux genres majeurs et, in fine, de bousculer les codes, peu d’entre eux ont pu s’inscrire dans cet univers entre deux eaux. Maurice Ravel et Darius Milhaud (pour ne citer qu’eux) restent souvent dans le cadre de la musique classique. Et l’influence de Gershwin est plus souvent ressentie dans le milieu du jazz. Citons encore les tentatives d’André Hodeir ou Gunther Schuller qui restent bien trop marginales.
Ici, il n’est pas question de composition mais d’interprétation. Alison Balsom, issue du Conservatoire de Paris et Guy Barker, trompettiste de jazz, s’allient pour interpréter un pot-pourri d’œuvres reflétant la mixité de l’univers musical parisien du XXe siècle tiraillé entre la passion du jazz et les compositeurs modernes. A nouveau, ambitieuse est l’interprétation de ces œuvres car il ne s’agit pas d’un programme stable mais d'un brassage de plusieurs genres et courants où nous sont proposés l’humour fin de Satie, les couleurs impressionnistes et l’exotisme de Ravel, le tango de Piazzolla, les œuvres profondes et brillantes de Messiaen ainsi que des standards de jazz dont l’un est une ballade dans le style manouche. La cohérence musicale devient complexe, il faut pouvoir respecter les œuvres et garder un fil conducteur. Malgré les mots de Guy Barker : «… le résultat ne serait assurément pas un album de jazz. Peut-être y trouve-t-on un ou deux morceaux qui puisent leur influence dans cet univers, mais cela ne va pas plus loin. », l’album sonne jazz mais un jazz qui ne s’assume pas. Un jazz qui correspond aux visions cinématographiques du « Paris by Night ». Une ambiance feutrée, « lounge », qui fonctionne bien pour la Gymnopédie n°3, qui offre un nouvel éclairage à la Troisième Gnossienne mais qui devient difficilement acceptable pour le Messiaen et le Ravel. Enfin, et c’est le point le plus critique de l’album, les arrangements sont très audacieux. Un bon arrangement est celui qui, respectant les désirs du compositeur, permet à l’interprète de s’exprimer. C’est bien ce qu’ont voulu réaliser Guy Barker et Alison Balsom mais il ne suffit pas de transposer les phrases musicales et de les adapter a son langage. Ces arrangements sont le propre du jazz et le rendent attractif. Les artistes improvisent, distordent les thèmes, se les approprient. Il n’en va pas de même des œuvres modernes. Les artistes modernes (je me bornerai ici à Ravel et Messiaen) maîtrisent l’organologie actuelle, ils sont dans une dynamique de l’art pour l’art et bousculent les dictats de la tradition et le timbre devient un élément compositionnel primordial. Chaque instrument a son existence et son rôle. L’arrangement d’une pièce moderne est déjà, en soi, une trahison du langage du compositeur. Mais au-delà de ces considérations subsiste l’intention - l’art du XXème siècle est un art d’intention, un art qui entremêle l’intellectuel et l’esthétique. Dans le deuxième mouvement de son Concerto en sol, Ravel utilise l’orchestre tel un peintre. Il appose délicatement de fines couches sonores qui font une couleur particulière (comme chez Messiaen qui, de surcroît, est synesthésique), dans l’une des formes musicales les plus célèbres. Il s’agit véritablement de bouleverser les habitudes d’écoute du concerto pour piano. Ici, le mouvement est réduit à ses superbes phrases et son ambiance mélancolique, il est vidé de sa substance. Et il en va de même pour la Pièce en forme d’Habanera ou Le baiser de l’enfant Jésus tiré du cycle des Vingt regards sur l’enfant Jésus, un cycle qui nous offre une plénitude, une vision particulière et touchante et qui perd ici tout son sens.
Ce qui pose problème ce n’est pas le jeu ou le talent d’Alisom Balsom mais la conception d’un album panoramique du grand Paris, un album qui veut mélanger musique moderne et jazz comme beaucoup le souhaiteraient et un album qui offre à la trompette des œuvres qui lui semblent inaccessible. Le geste est beau mais bien trop large pour nous offrir quelque chose de satisfaisant.
Xavier Falques

Son 9 – Livret 10 – Répertoire 6 – Interprétation 5

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