Une Armide sombre, dramatique

par

© Monika Rittershaus

Armide occupe une place particulière dans l’oeuvre de Gluck. Opéra atypique? Oui, certes. Il est tout d’abord le seul dont la trame ne soit pas mythologique, s’inspirant du merveilleux chrétien de la Jérusalem délivrée du Tasse. Ensuite, cette trame est construite sur un livret datant du siècle précédent : Gluck, en effet, dans un superbe défi (1777), a repris le vieux livret de Quinault pour l’Armide de Lully (1686), geste assurément unique dans l’histoire du théâtre lyrique. Ces deux éléments ont conduit à une certaine désaffection : de tous les chefs-d’oeuvre du Chevalier, Armide est sans doute le moins joué, le moins connu. A tort, comme l’a prouvé la production du Nederlandse Opera, laquelle a insisté sur l’intemporalité du mythe de la belle magicienne. Car il s’agit bel et bien d’un mythe, celui de la femme qui enjôle et prend le valeureux guerrier dans ses rets. Si l’héroïne du Tasse a inspiré, outre Lully et Gluck, des compositeurs tels Haendel, Haydn, Rossini et Dvorak, d’autres figures lyriques lui sont proches telles Alcina, Médée ou Esclarmonde : l’envoûteuse est éternelle. Le metteur en scène australien Barrie Kosky l’a bien compris, centrant son propos sur le rôle-titre. Armide, comme Alceste, domine l’oeuvre et tout repose sur elle. Un décor très sobre (un rocher, un arbuste), des costumes neutres, des lumières tamisées : rien ne distrait le spectateur de l’intrigue qui se déroule sous ses yeux. Gluck aurait apprécié cette prédominance du drame. Sans doute ne sommes nous pas dans la tragédie grecque d’Iphigénie, et Armide, dans l’idée du librettiste Quinault, comporte bon nombre d’aspects purement divertissants, que Lully avait mis en musique dans la tradition de l’opéra français qu’il fondait , et que Gluck a reprise. La vision de Kosky, uniformément sombre, gomme toute drôlerie. Les deux adorables amies, Phénice et Sidonie, confidentes d’Armide, éclairent un peu le voile tragique tendu par le metteur en scène, grâce à leur jeu animé et au charme de leurs interventions, lumières bienvenues dans ce monde plutôt triste. Hidraot est un oncle vengeur certes, mais rendu ridicule par une claudication grotesque. Renaud est effacé, amoureux évidemment mais de loin, sans aucun emportement. Le livret le veut ainsi, il est vrai. Comme Don Ottavio dans le Don Giovanni de Mozart, il subit mais se voit confié deux airs admirables. Reste la Haine, rôle allégorique évoqué par Armide égarée, et qui n’intervient que dans l’acte III, doté d’une musique puissante et particulièrement inspirée qui se grave sans peine dans l’esprit de l’auditeur. Cette sobriété de la mise en scène, à peine interrompue par des effets de rideaux ou quelques pluies de confettis dorés puis roses, confinait à l’abstraction, mais cadrait avec la vision tragique de Kosky, et pouvait tout à fait se comprendre. Quant à la partition, il fallait noter hélas deux coupures importantes : toute la seconde moitié du quatrième acte, coupure assez habituelle car cet acte ne fait nullement avancer l’action, puis la scène chorale à l’acte V “Les plaisirs ont choisi pour asile”, ce qui est beaucoup plus dommage, vu la beauté de la musique (reprise de l’opéra-comique Le Cadi dupé, selon un usage courant chez Gluck). Interprétation de premier ordre de Diana Montague en Haine androgyne, des brillantes Karin Strobos et Ana Quintans en Phénice et Sidonie, du très sonore Andrew Foster-Williams en Hidraot (son duo à l’acte I était fantastique), de Sébastien Droy en Ubalde, et surtout de Frédéric Antoun, Renaud annoncé souffrant cependant. Son air “Allez, éloignez-vous de moi”, si pur et si typique de l’écriture classique de Gluck, a bouleversé. Mais c’est bien entendu Karina Gauvin qui a recueilli un immense succès. Son Armide, totalement incarnée, a parcouru tous les sentiments de la femme orgueilleuse, fière, insultée, puis amoureuse, tendre (un bouleversant “Ah! Si la liberté me doit être ravie”, très applaudi), et enfin trahie, désespérée, vengeresse, avant d’offrir son coeur tout sanglant pendant les étonnants coups de boutoirs orchestraux des derniers accords. La grandeur de la partition et sa beauté viennent tout droit de cette interprétation si précise des palpitations du coeur d’Armide, suivies avec passion, pas à pas. Voilà pourquoi Gluck est grand : il a su rendre l’émotion vivante. Remarquable choeur, véritable bloc dramatique, très beau Nederlands Kamerorkest (le hautbois lancinant dans l’air qui termine l’acte II) et direction aussi rigoureuse que dynamique d’Ivor Bolton. Cette magnifique production hollandaise prouve l’intérêt grandissant des théâtres pour les opéras de Gluck, de plus en plus montés.
Bruno Peeters
De Nederlandse Opera, le 6 octobre 2013

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