Une Khovantchina au coeur de la tragédie russe

par

(c) Annemie Augustijns

Une représentation exemplaire d'un chef-d'oeuvre, qui démontre -si besoin était- la maîtrise à laquelle est arrivée l'équipe d'Aviel Kahn, le directeur d'Opera Vlaanderen, dans le grand répertoire. Car l'opéra inachevé de Moussorgski fait intégralement partie du patrimoine lyrique mondial, à l'instar de Boris Godounov. Celui-ci est plus spectaculaire sans doute : il se focalise sur le destin d'un personnage central, hors du commun. À cet égard, Khovantchina sort des conventions, avec sa multiplicité de rôles dont aucun ne domine vraiment. L'intrigue dramatique est assez lâche, et forme plutôt une suite de tableaux variés qu'une vraie trame théâtrale, coutume de l'opéra russe, que l'on retrouvera autant dans Le Prince Igor que dans Eugène Onéguine, et qui nuit peut-être à sa diffusion en Occident. La mise en scène de David Alden s'éloigne de toute illustration littérale, le cadre russe n'étant suggéré que par quelques costumes (la pelisse du Prince Ivan, la veste de Golitsyne). Le décor, cercles de couloirs bureaucratiques, évoque un univers étouffant, quasi kafkaïen, renforcé par un étonnant jeu d'ombres faisant apparaître les protagonistes plus grands qu'ils ne le sont en vérité (Dossiféï, entre autres figures dominatrices). La direction d'acteurs a fait l'objet d'un travail approfondi, ce qui donne, par exemple, une très vivante confrontation entre Ivan Khovanski, le prince Golitsyne et Marfa à l'acte II, scène de discussion purement politique. Autre moment étonnant : les fameuses danses persanes, lesquelles sont dansées par... le prince Ivan seul. David Alden se concentre de fait sur le drame, en éliminant tout élément décoratif. Sa  vision, résolument moderne, confronte pouvoir et religion, et relie Khovantchina à d'autres fresques romantiques contemporaines comme celles de Verdi. Personne n'oubliera le suicide collectif final des Vieux-Croyants, fanatiques habillés de noir tout au long de l'oeuvre, et mourant en blanc. Musicalement, la version choisie est celle, désormais courante, de Chostakovitch. La percussion, abondante, pourra paraître anachronique aux fidèles de la version Rimsky-Korsakov, tout comme certains détails du choeur final. Opera Vlaanderen a réuni une brochette de chanteurs exceptionnels. Marfa était incarnée par Julia Gertseva. Âme même du drame, elle traverse les cinq actes de la partition telle une figure tutélaire, maîtresse de la vie et de la mort. Alexey Antonov chante un Dossiféï calme, sûr de son bon droit, sans excitation hystérique aucune. Par contre, le prince Ivan Khovanski d'Ante Jerkunica, fabuleux Sarastro de la production de Die Zauberflöte dans ce même théâtre l'an dernier, "steels the show" par une voix caverneuse, et un indéniable charisme. Le Golitsyne de Vsevolod Grivnov démontrait l'ambiguïté d'un personnage torturé entre sa volonté de modernisme et sa fidélité à sa patrie. Par son air à l'acte III, pivot central de l'opéra, Chaklovity, en rigoureux imperméable soviétique, s'est imposé comme éminence grise du drame : Oleg Bryjak a bien mérité ses applaudissements. Tous les autres rôles étaient judicieusement distribués, du prince Andreï hagard de Maksim Aksenov à la Susanna grenouille de bénitier de Liene Kinca, en passant par la mignonne Emma d'Aylin Sezer ou au brillant scribe de Michael J. Scott. Il faut bien sûr saluer l'exceptionnel travail des choeurs dirigés par Jan Schweiger, et la direction idiomatique de Dmitri Jurowski, jamais prise en défaut, et que l'on sentait heureux. De production en production, le cadet d'une dynastie prodigieuse s'affirme comme un chef lyrique de premier plan, à la tête d'un orchestre virtuose et entièrement engagé. Voilà donc une production d'une réussite totale, au crédit d'une maison d'opéra décidément en très grande forme. Au vu de ce dernier succès, il est à souhaiter qu'Aviel Kahn poursuive son exploration du répertoire russe. Après cette Khovantchina, après son superbe cycle Tchaïkowsky, il serait temps de monter quelques opéras de Rimsky-Korsakov, si négligé en Occident. Suggérons qu'Opera Vlaanderen nous donne bientôt Sadko ou Le Conte du Tsar Saltan !
Bruno Peeters
Opera Vlaanderen, Antwerpen, le 2 novembre 2014

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