Une "Rakhmaninov Troika" à entendre ! 

par

Francesca da Rimini. Sergey Semishkur (Paolo), Anna Nechaeva (Francesca), Dimitri Tiliakos (Malatesta), Chœurs de la Monnaie

Pour achever sa saison, La Monnaie relève le défi de présenter en un seul soir les trois opéras en un acte de Sergey Rachmaninov. Créés au Bolchoï de Moscou, ils sont séparés par une distance de treize ans. Aleko (d’après Les Tziganes de Pouchkine) a été présenté le 9 mai 1893 par un compositeur de vingt ans, fraîchement émoulu de son conservatoire et qui remporte un premier triomphe ; les deux autres, Le Chevalier ladre (d’après Pouchkine) et Francesca da Rimini (d’après Dante) n’obtiendront qu’un succès d’estime le soir du 24 janvier 1906. Néanmoins, quelle musique ! Aleko fascine par sa fraîcheur mélodique, même si elle est tributaire de l’influence de Glinka et de Tchaikovsky. Le Chevalier ladre traduit une maturité dans le traitement de l’orchestre qui laisse affleurer les réminiscences du Rheingold et de Siegfried. Par contre, Francesca nous confronte à un prologue visionnaire lacéré par les plaintes des damnés et les quelques interventions de Virgile et de Dante, alors que la narration à trois personnages revient à un canevas beaucoup plus traditionnel. Et le jeune chef Mikhail Tatarnikov en est le démiurge car, en plus de trois heures, il anime d’un souffle dramatique constant cette trilogie en usant de toutes les ressources de coloris que lui fournissent le Chœur et l’Orchestre de La Monnaie. Sur scène, le baryton Sergey Leiferkus, à près de 70 ans, défie les outrages du temps en campant un Baron avare saisissant, aux prises avec son fils Albert aux aigus claironnants, incarné par Dmitry Golovnin (qui sera aussi le Dante de Francesca). Ilya Silchukov a la noblesse de timbre du Duc, Alexander Kravets, les inflexions venimeuses de l’Usurier juif. Dans une couleur granitique, le baryton-basse Alexander Vassiliev personnifie le Vieux Tzigane, le serviteur d’Albert et l’ombre de Virgile où il finit par trouver sa véritable stature. Anna Nechaeva possède les moyens d’un grand lyrique pour dessiner avec réalisme tant la Zemfira d’ Aleko que Francesca ; le ténor Sergey Semishkur jeune bien pâle puis confère meilleure assise à son Paolo. Le baryton-basse Kostas Smoraginas insuffle peu à peu intensité tragique à ce réprouvé qu’est Aleko, alors que Dimitri Tiliakos a d’emblée la noirceur d’un Lanceotto Malatesta prévu pour Chaliapine. Le programme fait grand cas de la régie de Kirsten Dehlholm, des décors de Manon Kündig et des costumes de Maja Ziska. Faut-il parler de mise en scène quand il ne se passe pratiquement rien ? Certes, le prologue de Francesca est une gageure : peut-on la résoudre en projetant sur un écran des nuages qui nimbent l’orchestre sis au pied d’un gigantesque escalier ? A son sommet, les rafales de vent secouent le tulle noir et blanc de choristes engoncés dans leur tunique et déplacent les protagonistes de Francesca comme des automates sur un rail. Il en va de même pour Aleko, où la bigarrure outrancière des tenues et maquillages rappelle un show raté du Crazy Horse où l’on projetait des taches de couleur sur le corps de starlettes dénudées. Et c’est finalement la présentation du Chevalier ladre qui dérange le moins, avec, au premier plan, les solistes empêtrés dans d’énormes pantoufles, tandis que, latéralement, on voit le chanteur filmé dans son antre. En conclusion, on aurait pu se contenter d’une version en concert !
Paul-André Demierre
Bruxelles, Théâtre National, le 27 juin 2015

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