Van Immerseel laisse perplexe

par

Leos JANÁCEK (1854-1928)
Sinfonietta, op. 60
Antonin DVORÁK (1841-1904)
Symphonie n° 9 en mi mineur, op. 95 « Du Nouveau Monde »
Anima Eterna Brugge, Jos van Immerseel (direction)
2015-DDD-70’49-Textes de présentation en français, anglais, allemand, néerlandais- Alpha 206

Jos van Immerseel, qui vient de fêter ses 70 ans ce mois de novembre, ne peut être accusé de manquer de logique dans son approche d’irréductible défenseur d’une exécution historiquement correcte de la musique d’autrefois qui, faute de pouvoir prétendre à une authenticité absolue, tente de s’en rapprocher le plus possible, en ce compris dans des répertoires où on ne l’attend pas toujours. Pour le musicien anversois, la recette d’une exécution réussie est simple: réunir un ensemble de musiciens hautement qualifiés et maîtrisant sans difficulté les techniques instrumentales et les habitudes interprétatives d’un passé relativement récent (on pense au portamento qu’osent de temps en temps les cordes avec de beaux résultats), consulter méticuleusement les sources d’époque (en l’occurence, les archives de l’Orchestre Philharmonique de New York qui créa la symphonie de Dvorak, ainsi que les écrits de Janacek) et tous les problèmes s’en trouveront réglés.
Mais si les choses étaient vraiment aussi simples, d’où vient alors l’impression de perplexité -voire de frustration- que l’on ressent si régulièrement à l’écoute de cet enregistrement?
Avant de tenter de répondre à cette question, l’honnêteté veut qu’on mette d’abord en exergue les points forts de celui-ci, à commencer par la confondante maîtrise technique des musiciens triés sur le volet d’Anima Eterna. De même, la belle sonorité des vents enchante vraiment, à commencer par la superbe formation de cuivres réunie dans la Sinfonietta de Janacek. Par ailleurs, le célèbre solo de cor anglais dans le Largo de la Symphonie du Nouveau monde est joué avec une fine délicatesse et une superbe beauté de timbre par Stefaan Verdegem. Le chef signe lui aussi quelques très beaux moments, comme dans le dernier mouvement de la Sinfonietta où -dans une interprétation généralement trop bien élevée et où manque le grain de folie qu’ont su y mettre un Ancerl, un Kubelik ou un Mackerras- le finale se lâche enfin. De même, c’est l’Allegro con fuoco final du Dvorak qui est le plus convainquant, justement parce que van Immerseel semble enfin y renoncer à démontrer le caractère péremptoirement correct de son approche, et, en dépit d’un tempo assez mesuré, il instille enfin de la vie et de la joie pour mener la symphonie vers une heureuse conclusion.
Quant à la perplexité qu’on éprouve le plus souvent face à ces interprétations, elle relève en fait de l’étonnant décalage qui apparaît généralement entre les moyens et les efforts engagés (préparation impeccable, musiciens impliqués, analyse irréprochable de l’oeuvre, mise en évidence d’une foule de détails grâce aussi à une prise de son de très haute qualité) d’une part, et le peu d’implication émotionnelle sur quoi ces louables efforts débouchent de l’autre. Après de nombreuses écoutes de ce disque, l’impression qui prévaut est que le chef aborde ces deux oeuvres comme s’il avait à l’esprit la fameuse phrase de Stravinsky qui demandait que sa musique soit jouée et non pas interprétée. On se trouve trop souvent face à une analyse implacablement intelligente de ces partitions (on parlerait même de décorticage) qui est en même temps rigoureusement -et sûrement sciemment- exempte de tout soupçon de subjectivité ou d’implication. Le littéralisme de van Immerseel rappelle par moments le style un peu glaçant et inhibé du Boulez première manière, lorsque le grand chef en devenir abordait les classiques avec la volonté affirmée de tourner le dos à tout ce qui pouvait respirer la subjectivité. En fait, Jos van Immerseel nous montre avec une science sans faille comment cette musique est faite, mais pas ce qu’elle peut exprimer. Revenir à cette même Symphonie du Nouveau Monde dans l’enregistrement de Ferenc Fricsay (pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres), c’est entendre tout à coup cette magnifique musique se parer des couleurs et de la vie qu’elle ne revêt que par intermittences chez le chef belge.
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 8 - Répertoire 9 - Interprétation 6

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