Bach à Namur et Groningen : les Chorals de Leipzig par Martin Gester et Masaaki Suzuki

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : les dix-huit chorals « de Leipzig » BWV 651-668. Variations canoniques sur le choral Vom Himmel hoch BWV 769. Martin Gester, orgue Thomas de l’église Saint-Loup de Namur. Présentation en français sur le rabat intérieur du digipack. 2024. Deux CD 60’30’’ + 48’44’’. Paraty 2025005

Masaaki Suzuki plays bach Organ Works, vol. 7. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : sept chorals « de Leipzig » BWV 662-668a. Chorals « Schübler » BWV 645-650. Masaaki Suzuki, orgue Schnitger de la Martinikerk de Groningen. Livret en anglais, allemand, français. 2023. 54’23’’. SACD BIS-2741

L’actualité rapproche ces deux livraisons de chorals dits « de Leipzig ». Par eux, Martin Gester rejoint le label Paraty, et revient à l’orgue où il se faisait trop rare au disque. Bach par la grande porte. Voilà quarante ans, sous étiquette Pamina, il en offrait une poignée de diptyques en la collégiale Saint-Martin de Colmar. En septembre 1999, c’est le prestigieux Silbermann de la Petrikirche de Freiberg qui arrimait un florilège autour de Tilge, Höchster meine Sünden. Cette fois, c’est le tout récent orgue de l’église Saint-Loup de Namur, que nous avions déjà salué à l’occasion du portrait baptismal concocté par Benoît Mernier.

Si l’on devait relever une constante vertu qui se dégage de cette approche, ce serait la patience du phrasé, qui se traduit par le perspicace façonnage des voix d’accompagnement, comme inspiré par une profonde nécessité intérieure et non une dictée métronomique. On citera ainsi le minutieux canevas manualiter du BWV 666, la saturation patiemment entremêlée de l’autre Jesus Christus, unser Heiland où l’interprète s’ingénie, par son émouvante diction, à concilier clarté et expressivité de ces évocations du Sauveur. Ce savant tressage se déroule au prix d’une certaine retenue. Ainsi dans les volutes de Komm, Gott, Schöpfer, ce n’est pas l’exaltation de l’Esprit-Saint qui est valorisée par ces double-croches assagies, mais la plénitude qui s’empare du cœur des fidèles. Loin de toute monotone régularité, l’articulation souplement, richement ouvragée que Martin Gester accorde au discours culmine dans les trois Allein Gott, peut-être au détriment de l’élan, mais au bénéfice d’une joie enivrée par sa propre louange, dont le chant se treille à sa parure ornementale.

Cette exquise industrie polyphonique se redouble d’une intelligente registration. Par exemple, le contraste de textures pour distinguer les deux lignes de basse du trio BWV 659, comme un accompagnement de violoncelle et basson. Ou encore le languide balancement du An Wasserflüssen Babylon contrastant avec la fermeté du récit en taille. Les anches de la maison Thomas sauront inculquer toute leur suggestivité au bêlement du Lamm Gottes, ou à l’invocation du Komm, heiliger Geist pimenté au soprano par une fière trompette !

Au-delà de ces vignettes dont le chef du Parlement de Musique n’oublie ni la fibre orchestrale ni la vocation illustrative, on saluera aussi et surtout la ferveur qu’il exprime tout au long de ce cycle, que ce soit dans le sobre recueillement pour l’Avent (Nun komm der Heiden Heiland), ou dans un suave et serein Vor deinen Thron, ultime comparution face au Créateur. En complément de programme, un autre accomplissement, de la plus haute science : les Variations canoniques où le vieux Thomaskantor transfigure un cantique de Noël. Par la lisibilité structurelle exposée à livre ouvert comme par le discernement des timbres, Martin Gester ramifie, irrigue la moindre nervure de ce chef-d’œuvre de la littérature contrapuntique, et rappelle quel pénétrant organiste il demeure.

Masaaki Suzuki poursuit son intégrale en cours de l’œuvre d’orgue. Après l’Orgelbüchlein à l’abbaye St. Georg de Grauhof, il a choisi un autre empereur de la facture baroque germanique pour les dix-huit chorals de Leipzig, répartis en deux SACD. Le présent volume 7 complète la série, par les BWV 662-668. Une vision non moins sereine que celle de Martin Gester : encore plus contemplative, fluidifiée jusqu’à l’ataraxie voire parfois une certaine chétivité. Les trois Allein Gott en sortent pacifiés, embués dans des encens de béatitude où luisent les subtiles couleurs du Schnitger de la Martinikerk.

Après ces luminescences aussi délicates que somptueuses, le premier Jesus Christus se distille sur les anches douces, engivre les déclivités chromatiques des périodes médianes, tamisant le courroux divin (1’12), le calvaire du Rédempteur (2’19) : une vision quelque peu euphémistique, où rayonnent enfin les Mixtures (3’18). Lesté par le Principal 32’ du pédalier, le plenum de Gronigen résonne dans toute sa majesté pour le choral pentecôtiste BWV 667. Pour clore le cycle, Masaaki Suzuki a retenu la version BWV 668a incluse dans l’édition originale de L’Art de la Fugue. Pieusement murmurée au grave des flûtes, matelassée par la soubasse, la prière referme un regard décanté sur ce recueil.

Même esthétique sublimée pour la série des six Schübler, que Kåre Nordstoga avait aussi enregistrés en SACD, en complément de son intégrale des chorals de Leipzig sur le même instrument néerlandais (Lawo, mai 2012). Comparé à son confrère norvégien, plus ouvertement éloquent, l’organiste japonais peint avec discrétion cet univers dérivé de cantates. L’obsédante ritournelle du Ach bleib bei uns ne lui soutire aucune exubérance. La généreuse console de Gronigen est utilisée avec un rare raffinement : dans la fuite du Wo soll ich fliehen hin que les doigts cisèlent à vive allure, dans les entrelacs en quatuor rêveurs, assourdis, du Wer nur den lieben Gott lässt ou du Meine Seele erhebt den Herren, et surtout dans un Kommst du nun susurré, voletant comme un gracile papillon.

Pour le célébrissime Wachet auf, estimera-t-on que le cantus firmus s’immisce un peu timidement ? C’est que, sous le charme de l’impalpable nuancier qui absorbe son attention, le maître nippon semble moins chanter qu’il nous invite à méditer le sens des textes. Bach en demi-teintes ? C’est en tout cas un parcimonieux art d’aquarelliste, disant assez peu pour signifier beaucoup, qui transparaît dans cet album.

Christophe Steyne

Paraty = Son : 8,5 – Livret : 5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

BIS = Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5

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