A Genève, un Enlèvement au Sérail défiguré 

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Sur un plateau tournant se dresse une gigantesque cage à bois ajouré, flanquée d’une tour ; jeunes et vieux ne cessent de courir sans raison apparente, tandis que Fabio Biondi et l’Orchestre de la Suisse Romande attaquent le Presto dans l’Ouverture de Die Entführung aus dem Serail ; mais sur la musique de l’Andante intervient un comédien débitant un propos incriminant l’isolement du visiteur étranger dans une ville (suivez mon regard…) où l’argent des banques fait la loi. Du fond du parterre, un spectateur excédé s’écrie : « Et Mozart ? ». Que lui dire puisque le metteur en scène Luk Perceval et son team (Philipp Bussmann pour la scénographie, Ilse Vandenbussche pour les costumes, Mark Van Denesse pour les lumières) ont jugé le livret de Johann Gottlieb Stephanie d’une alarmante insuffisance ?

Aussi tarabiscoté qu’il soit, un tel texte s’inscrit dans une époque déterminée que le spectateur d’aujourd’hui considère avec le recul nécessaire. Tout bibliophile, amateur de bandes dessinées d’autrefois, ne procède-t-il pas de manière identique avec un album comme Tintin au Congo qu’il feuillette avec plaisir sans trop se préoccuper des connotations racistes de l’intrigue ? Dans le cas présent, plutôt que de réécrire les dialogues, le régisseur recourt à un roman, Le Mandarin miraculeux, rédigé en 1996 par Asli Erdögan, première étudiante turque dans le domaine de la physique au CERN et farouche opposante au régime de son pays natal. Donc, sur scène, quatre des chanteurs sur cinq sont doublés par un acteur plus âgé qui parle de sa solitude et du passage de vie à trépas. Mais rapidement l’on bute sur un problème : chacun de ces monologues, parfois difficiles à comprendre tant les micros faciaux sont de mauvaise qualité, n’a aucun rapport avec l’ouvrage de Mozart dont a été conservé fallacieusement le titre. N’y a-t-il pas une imposture par rapport au produit que l’on a accommodé au goût du jour, en organisant force défilés de contestation avec drapeaux blancs, que côtoie un Osmin acteur en chaise roulante mais à la libido effervescente, propulsé dans les extrémités de scène par son double chantant ? Comment ne pas se sentir grugé lorsque la partition que l’on vous présente a été modifiée selon les exigences de la relecture avec, sur les vingt-et-un numéros existants, trois ‘Duetten’ qui passent à la poubelle et un Finale modifié qui incorpore ‘An die Hoffnung’, un lied pour voix de soprano K 390 et quelques séquences dansées extraites d’Ascanio in Alba ?

Et si au moins la musique palliait ces carences ! Mais, tout spécialiste du baroque qu’il soit, Fabio Biondi peine à donner une consistance du coloris et une précision du trait à un Orchestre de la Suisse Romande qui trouve laborieusement ses marques que repère néanmoins le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, peu sollicité par l’ouvrage. Sur scène, à côté des acteurs Françoise Vercruyssen et Joris Bultynck, Iris Tenge et Patrice Luc Doumeyrou, s’impose d’abord l’un des membres du Jeune Ensemble du théâtre, le ténor belge Denzil Delaere, qui possède la sémillante impétuosité du valet Pedrillo face au Belmonte de Julien Behr, déclamant sans élégance son « O wie ängstlich, o wie feurig » mais qui, par la suite, fluidifie son émission pour imprégner d’émotion « Wenn der Freude Tränen fliessen ». Dans le rôle écrasant de Konstanze, la soprano russe Olga Pudova affiche le timbre crayeux du soprano slave à l’expression impavide devant une coloratura épineuse qui met à mal tant la justesse de l’aigu que la stabilité de la ligne de chant. Claire de Sévigné est encore un peu verte pour dessiner une Blondchen convaincante. Et Nahuel Di Pierro campe un Osmin jeune, dépourvu de cocasserie et de ce registre de ‘strohbass’ (de basse profonde) dont disposaient à foison un Gottlob Frick, un Kurt Böhme ou un Martti Talvela. Néanmoins, que mes propos quelque peu désabusés incitent tout téléspectateur à en juger, puisque Arte Concert met en ligne ce spectacle dès aujourd’hui 29 janvier jusqu’au 25 avril 2020.                         

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 28 janvier 2020

Crédits photographiques : Carole Parodi

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