A Lille, succès d’Alevtina Ioffe dans la Sérénade de Tchaïkovski

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On devine combien les salles doivent motiver un large public, dans le contexte (sanitaire et économique) que l’on sait tendu. Mais on peut aussi regretter que les programmations ne brillent toujours par leur imagination. Les répertoires anglais et scandinaves recèlent de fort intéressantes pièces pour cordes désertées sous nos latitudes et que les effectifs réduits, favorisés en cette période, pourraient s’ingénier à valoriser. Préliminaire ; agrée qui voudra. Sous l’engageant titre-concept de Divertimenti, la soirée réunissait deux œuvres aussi agréables que notoires. Initialement prévu à Audruicq ce 30 septembre, le concert a dû être accueilli au Nouveau Siècle. Les 24 et 25 septembre, la crise nous a privés de Nemanja Radulović, remplacé par Edgar Moreau dans le Concerto en ut de Joseph Haydn. Le virtuose serbe devait jouer le K.216 de Mozart qui est devenu la première partie de ce que nous entendîmes ce mercredi, sous l’archet de Lorenzo Gatto. Les pupitres étaient guidés par Alevtina Ioffe, directrice musicale de l’Opéra National Natalia Sats de Moscou qui, depuis son prix au concours Victor de Sabata à Trieste en 2009, a confirmé ses talents de conduite d’orchestre, en Russie et en Allemagne.

Sa vaillante entrée en scène promettait-elle un accompagnement autoritaire ? Ses gestes amples, vifs et lisibles assurèrent aussitôt le galbe du premier thème de l’Allegro, suscitant toute l’énergie rythmique qui lui confère son allant. On discuterait à l’envi de l’effectif et des proportions souhaitables pour les cordes. Le choix de quatre violoncelles et trois basses, face à une douzaine de violons, privilégiait peut-être la scansion sur la plénitude mélodique. Le dosage des deux hautbois révéla en tout cas un équilibrage satisfaisant, au service de textures légères et moussues, sans débord. Lors d’une interview en 1971, le maestro Joseph Krips estimait qu’il faut au moins vingt ans pour bien diriger les grands opéras de Mozart, « pour acquérir le sentiment, la capacité à s’élever au-delà du matériau ». Cela pour indiquer qu’outre les vertus strictement mécaniques du phrasé, la question du style (que nous évoquions au sujet du Concerto de Haydn en ce même lieu quelques jours auparavant) peut soulever quelques réticences quand on a dans l’oreille les éminents spécialistes du Classicisme qu’on admire en salle ou au disque. Pour l’Adagio, une des pages les mieux senties du jeune Wolfgang, la fluidité de la respiration en triolets éveilla une poésie tangible quoique sobre. Plus sérieuse que charmeuse : la délicatesse de l’esprit, la cohésion du tissu convoitaient la grâce sans la prodiguer. Le silence du public attestait la connivence de l’auditoire. Le soliste épancha ses qualités de lyrisme dans la méditation étendue que lui offre l’Exposition. Les modulations en mineur du Développement nous valurent de séduisantes lignes de chant, finement tramées avec les cordes de l’orchestre. Se dégageait la même émotion dans la pavane en sol mineur au sein du Rondeau : l’invention du compositeur dans les différentes séquences de ce Finale rencontra une interprétation attentive à en souligner le style galant en ses diverses guises, même si l’épisode en rondo aurait pu davantage s’aguerrir. Globalement, pour cet opus, la lecture onctueuse et ferme manquait moins de clarté que d’un relief expressif qui caractérise les témoignages les plus aboutis. La maîtrise technique du virtuose belge ne souffrait pour autant aucune critique, comme le prouva aussi le bis (la Gigue de la seconde Partita BWV 1004 de Bach) d’une parfaite dextérité.

Pour sa Sérénade, Tchaïkovski briguait des effectifs aussi larges que possible. La scène du Nouveau Siècle aurait pu accueillir davantage de musiciens que pour Mozart, mais l’orchestre s’est limité à la même équipe, en l’occurrence vingt-trois archets. Alevtina Ioffe s’est tant distinguée dans Iolanta et Le Lac des Cygnes ces deux dernières années, à Munich et Berlin, que l’on s’impatientait de découvrir sa lecture de cet opus 48. Or, soyons honnête, on a froncé le sourcil en entendant l’abord grassouillet de la polyphonie introductive du Pezzo in forma di sonatina où la partition réclame pourtant une élocution très marquée. Mais nos craintes cédèrent à l’enthousiasme dès la section allegro moderato. La structuration des plans autorisait une lucide gestion des strates, ainsi l’anxieuse broderie de double-croches aux violoncelles (chiffre B), instillant ses zestes de fêlure schumannienne. Certes dans un tel écheveau, on pouvait toujours chipoter, par exemple regretter un volume d’alto un peu faible au chiffre C. On peut plutôt saluer le tressage du second thème en sol majeur, dont les double-croches activaient là un envol tout mendelssohnien. On ne peut parler de Développement au sens strict dans ce premier mouvement, mais le compositeur y place une section dense et fiévreuse que les interprètes servirent avec toute la concentration attendue, tirant le meilleur effet des reflux en pizzicato (chiffre G) sur des basses effervescentes. Jusqu’au bout, le canevas sut maintenir agilité et oxygénation. Le retour conclusif de l’Andante se montra bien plus convaincant (mieux serré) qu’en première lecture.

Homis un accroc au début (les violons un peu laborieux pour élancer stringendo leur guirlande), la célèbre Valse mena bon train, diffusant ses ombres inquiètes lors de la section en si mineur. Le moment extatique du chiffre E se distingua par un éloquent ritenuto. Cœur affectif de l’ouvrage, l’Élégie nous fut ensuite présentée dans son écrin de ferveur. Par ailleurs chef de chœur, Alevtina Ioffe put insuffler aux caressantes vagues du larghetto des inflexions toutes vocales, et dans le poco piu animato ganter la fière cantilène de violoncelles et altos. Au terme d’un crescendo magnifiquement amené, la strette déboucha sur une bouffée passionnelle qui produisit son frisson dans l’échine. Le retour au tempo primo ramena la psalmodie, très touchante. Les râles de litanie sur cavitation des cordes graves ne trainaient pas (émotion n’implique pas lenteur), achevant cette prière sur des liserés (en « sons harmoniques ») où l’orchestre lillois se montrait vraiment aux petits soins.

Après des instants aussi bouleversants, Tchaïkovski fut bien adroit de commencer son fringant Finale par un doucereux rappel de l’accord de ré perché à l’aigu, issu du précédent mouvement. Mais la liesse est bientôt conviée, au gré de deux mélodies populaires (successivement Sur la verte prairie et Sous le pommier vert) qui vont s’entremêler et s’enhardir à plein régime. On ne voit pas bien ce qu’un gâte-sauce pourrait reprocher à cette exécution tant se glorifiait la phalange lilloise : précise, tumultueuse, colorée… Citons même un passage qui nous a bluffé : la réapparition du second thème (en mi bémol, chiffre K) résonna comme un aigre bourdon de violoneux, d’une sonorité presque hungarisante, très en situation pour souligner les diverses influences folkloriques de ce morceau slavisant. Les applaudissements particulièrement encourageants nous offrirent en bis les dernières mesures de ce Finale, repris à compter du molto meno mosso.

En définitive, la maestra nous a conquis par son efficacité qui manifeste la force sans forcer le trait, qui fait tout bouger sans avoir l’air d’y toucher, qui sait gonfler la voilure sans ballonner ses courbes (on était même étonné d’une telle masse rayonnant d’un plateau somme toute congru), qui sait gainer ses idées sans outrer les intentions. Des idées nettes et facilement communiquées, une tension sans crispation, un discours aussi fluide que focalisé... Parées de tels ingrédients, la puissance de sentiment, l’élégance, la verve de l’œuvre étaient totalement au rendez-vous. Rendez-vous qui en appelle un autre : l’ONL serait bien avisé de réinviter Madame Ioffe !

Christophe Steyne

Crédits photographiques : Ugo Ponte / ONL

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