Abduraimov dans Debussy, Chopin et Moussorgski : images en tous genres

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Claude Debussy (1862-1918) : Children’s Corner. Frédéric Chopin (1810-1849) : 24 préludes op. 28. Modeste Moussorgsky (1839-1881) : Tableaux d’une exposition. Behzod Abduraimov, piano. 2020. Notice en anglais, en français et en allemand. 85.51. Alpha 653.  

Né en 1990 à Tachkent, en Ouzbékistan, Behzod Abduraimov étudie le piano dès ses cinq ans dans sa ville natale avec Tamara Popovich, avant de poursuivre sa formation à partir de 2007 à Kansas City auprès de Stanislav Ioudevich. Il remporte le Concours International de piano à Londres en 2009 ; l’année suivante, il est le premier lauréat du Concours Kissinger en Allemagne. Commence alors une carrière de concerts et de récitals. Le jeune homme enregistre un premier CD chez Decca en 2012 (Prokofiev, Liszt, Saint-Saëns), un deuxième en 2014 (Concerto n° 3 de Prokofiev et Concerto n° 1 de Tchaïkovsky). Il fait ses débuts aux BBC Proms en 2016 avec Valeri Gergiev et le Philharmonique de Munich dans le Concerto n° 3 de Rachmaninov, prestation disponible en DVD (Naxos). Il est actuellement artiste en résidence au Centre international pour la musique de l’Université Park aux Etats-Unis, où il continue à se perfectionner avec Stanislav Ioudevich. Le présent CD est le premier qu’il enregistre chez Alpha ; d’autres parutions sont prévues avec ce label. 

Trois compositeurs sont à l’affiche pour un récital que la notice qualifie, selon les propos de l’interprète, de kaléidoscope de miniatures, mais aussi d’émotions humaines et d’images en tous genres. Debussy ouvre ce dispositif varié avec la suite Children’s Corner, composée entre 1906 et 1908. Abduraimov aborde ces six courtes pièces d’intimité féerique et enfantine avec beaucoup de retenue. Il insiste sur la douceur railleuse du Doctor Gradus, fait de Jimbo’s Lullaby une poétique berceuse qui incite au rêve, avant de laisser la Serenade for the Doll s’épanouir avec délicatesse face à la fillette émerveillée par sa poupée. Avec The Snow is Dancing, Abduraimov esquisse la légèreté des flocons par petites touches magiques qui rendent le son presque évanescent ; le lyrisme est fluide, comme il l’est tout autant dans The Little Shepherd, dont il conduit le bref récit arcadien du petit berger avec émotion. Dans le morceau final, le Golliwog’s Cake-walk, la bride est laissée aux évolutions de la poupée noire qui clôture dans la gaieté ce plein quart d’heure de voyage séducteur, à la subtilité intelligente, dans l’univers enfantin. 

Les Préludes op. 28 de Chopin s’inscrivent eux aussi dans un contexte de retenue précautionneuse que l’on a du mal à partager d’emblée. Il y a ici un refus d’éloquence qui crée une certaine froideur dans les quatre premiers préludes, comme si le pianiste posait ses marques ou plutôt les cherchait au sein même de leur fragilité. L’Allegro molto du cinquième prélude, si bref et si frémissant, amorce un éventail de pièces qui vont peu à peu développer une diversité en recherche d’unité. Un peu à la manière de ce kaléidoscope qu’Abduraimov revendique, avec des changements de couleurs et des nuances contrastées qui vont trouver leur épanouissement dans un dixième prélude qui passe comme un éclair, amorce d’un fugace onzième, d’un douzième empreint de sourde colère, puis d’un treizième à la grâce infinie. On dirait qu’au fil du temps, le soliste se dégage de la retenue initiale pour souligner, comme dans une phase ascendante, des aspects plus tragiques. Comme dans ce numéro 15, Sostenuto, à la « goutte d’eau » insidieuse au point d’en devenir obsessionnelle, avec un arrière-plan de menace qui traduit si bien ce que Chopin vit à ce moment à Majorque. Le pianiste s’efforce de ne pas accentuer le côté hypnotique, mais plutôt de rechercher un aspect consolant, qui fait choc avec le Presto con fuoco du véhément seizième prélude. Arrive alors ce n° 17, dont l’Allegretto nous emmène soudain dans une ampleur inattendue, avec une tendresse confondante et si affectueuse. Les éclats orageux du dix-huitième, le Largo du vingtième si chantant, le Moderato fragile du vingt-troisième et les accents passionnés, voire fiévreux, de l’Allegro appassionato qui clôture l’ensemble indiquent à suffisance qu’Abduraimov sait comment traduire les états d’âme de Chopin à travers le prisme de ses propres émotions, sans grandiloquence, sans épanchement hors de propos, sans prise de tête, mais avec cette finesse du cœur qui fait mouche. Il faut de la concentration et de l’attention soutenue pour apprécier cette approche personnelle, dont la lente construction de l’unité organique ne fera peut-être pas l’objet d’une adhésion immédiate ; elle ne se dévoile pas à la première audition, mais seulement au bout d’un parcours qui se révèle riche en expressivité sans excès et épanoui dans son humilité.

Les Tableaux d’une exposition complètent ce copieux programme qui dépasse les 85 minutes. On rappellera que ce cycle a été inspiré par une exposition du peintre Viktor Hartmann, qui s’est déroulée en 1874 à Saint-Pétersbourg un an après le décès de l’artiste, ami proche de Moussorgsky. Chaque page musicale est évocatrice de la découverte d’une œuvre picturale, avec l’une ou l’autre « promenade » en guise de respiration. Abduraimov donne de l’ensemble une interprétation brillante, engagée et très expressive. Après une allègre première promenade introductive, Gnomus installe un fantastique sarcastique, avant une autre promenade plus modérée qui débouche sur Il vieccho castello, à la nostalgie grave. Après une troisième promenade bien marquée, les disputes d’enfants des Tuileries sont divertissantes. Bydlo, pesant comme le lourd chariot tiré par les bœufs, saisit par un ostinato tenace qui symbolise la peine éprouvée par les animaux. Quatrième promenade déjà, dans une atmosphère étrange, qui donne au bref Ballet des poussins dans leur coque qui suit un côté d’humour finement dansant, puis à Samuel Goldenberg et Schmuyle, portrait de deux juifs polonais, des allures de grincement psychologique entre pauvreté et richesse, traduits par le piano en deux mélodies distinctes. Le marché de Limoges, introduit par une dernière brève promenade, est un moment de fantaisie populaire débridée avant la plongée suffocante dans les Catacombes et leur côté sépulcral prolongé d’un retour sur la promenade, qui entraîne l’auditeur dans les dédales de cet univers peuplé d’échos d’outre-tombe. Retour au fantastique, ici hallucinatoire avec la sorcière Baba-Yaga, dans La cabane aux pattes de poule, avec scansions grotesques et angoisses non dissimulées. La Porte de Kiev s’inscrit dans le paysage comme une apothéose grandiose et majestueuse, dont le pouvoir d’évocation est quasi visuel, grâce à des effets de sonorités où se bousculent le panache et une joie magnifiée. Behzod Abduraimov brosse ces tableaux, enregistrés dans un studio de Berlin en janvier 2020, comme les différents éléments d’une fresque fascinante, dont les timbres, les couleurs, la discipline rythmique et les élans servent cette partition magistrale avec une indiscutable maturité. 

Son : 9    Livret : 8    Répertoire : 10    Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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