Alexandre Tharaud, fil rouge d’une anthologie Francis Poulenc

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Francis Poulenc (1899-1963) : Intégrale de la musique de chambre ; Œuvres pour deux pianos et piano à quatre mains ; Le Bal Masqué ; Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée ; Quatre poèmes de Max Jacob ; Rapsodie nègre ; Cocardes ; L’Histoire de Babar, le petite éléphant (version en français et version en anglais ; Musiques de scène : L’Invitation au château et Léocadia. Alexandre Tharaud et , piano ; Philippe Bernold, flûte ; Olivier Doise, hautbois ; Ronald Van Spaendonck et André Moisan, clarinette ; Laurent Lefèvre, basson ; Hervé Joulain, cor ; Graf Mourja, violon ; Françoise Grobert, violoncelle ; Guy Touvron, trompette ; Jacques Mauger, trombone ; Franck Leguérinel, baryton ; Danielle Darrieux, voix ; François Mouzaya et Natasha Emerson, récitants, etc. 1995-1997. Notice en anglais. 310.00. Un coffret de cinq CD Naxos 8.505258.

La présente réédition en un coffret de cinq albums, parus séparément chez Naxos au tout début de notre siècle, porte le titre générique de « Musique de chambre complète » de Francis Poulenc. Si le contenu propose en effet ce volet intégral (à deux ou trois pièces mineures près) de la production du Parisien, il comprend aussi des pages pour deux pianos ou pour piano à quatre mains, ainsi que des partitions vocales et de la musique de scène. Un ensemble bienvenu, salué lors de sa première sortie pour ses qualités intrinsèques, en particulier la présence récurrente d’Alexandre Tharaud (°1968), que l’on retrouve dans vingt œuvres sur les vingt-sept à l’affiche. Enregistrée au Temple du Bon Secours, dans le onzième arrondissement de Paris, entre octobre 1995 et 1997, cette anthologie regroupée procure d’ineffables moments de joie musicale.

Alexandre Tharaud s’est entouré d’une équipe de solistes, majoritairement français, dont les qualités font mouche tout au long de ce parcours enchanteur. On signalera, parmi eux, la présence répétée de la clarinette de notre compatriote Ronald Van Spaendonck (°1970), dont les qualités de jeu ne sont plus à démontrer. Les trois premiers disques entraînent l’auditeur dans un univers de sonates très variées. Avec Tharaud au clavier pour chacune d‘entre elles. On découvre ainsi la superbe Sonate pour hautbois et piano de 1962, à la mémoire de Prokofiev, avec sa déchirante Déploration finale, la Sonate pour flûte et piano de 1956/57 (créée par Poulenc et Jean-Pierre Rampal) et ses élans mélancoliques ou sereins, la Sonate pour violon et piano de 1942/43, révisée en 1949 (créée par Poulenc et Ginette Neveu), hommage tourmenté à Garcia Lorca, la Sonate pour clarinette et piano de 1962, à la mémoire de Honegger (créée à New York par Benny Goodman et Leonard Bernstein en avril 1963, quelques semaines après le décès de Poulenc) dans laquelle Van Spaendonck déploie une verve et une énergie imprégnées de tristesse et de contemplation, ou encore la Sonate pour piano et violoncelle, créée par Pierre Fournier et Poulenc en 1949, avec son insouciance aux accents tragiques. 

L’entente de Tharaud avec chacun de ses partenaires/complices (Olivier Doise, hautbois ; Philippe Bernold, flûte ; Graf Mourja, violon ; Françoise Groben, violoncelle) est éloquente. Elle se poursuit dans les effusions lyriques du Sextuor de 1932/39 ou dans le Trio avec cor et basson (Hervé Joulain et Laurent Lefèvre) de 1926, spontané et très vif. On ajoute à tout cela la Sonate pour cor, trompette et trombone de 1922, à l’ambiance de bals populaires, où s’amusent Hervé Joulain, Guy Touvron et Jacques Mauger, ou encore la Sonate pour deux clarinettes de 1919, Van Spaendonck et son comparse André Maison s’en donnant à cœur joie. Quelques pages pour deux pianos (Sonate de 1952/53, Capriccio d’après le Bal masqué, Élégie, Embarquement pour Cythère), ou pour piano à quatre mains (Sonate de 1918) sont sur le troisième disque, Alexandre Tharaud formant avec François Chaplin un duo idéal.

Voué à des œuvres vocales, le quatrième album comprend la cantate profane de 1932, Le Bal masqué, sur des poèmes de Max Jacob dont on retrouve aussi Quatre Poèmes mis en musique dix auparavant, en 1921. Si le piano de Tharaud est le meneur de jeu de la cantate, l’orchestre de chambre de six instruments et percussion, mené par Pierre-Michel Durand, rend bien l’atmosphère qui se révèle expressive dans sa cocasserie et ses phases de bravoure. Le baryton Franck Leguérinel marque ce Bal par son esprit, comme il le fait, sans piano, mais avec cinq instrumentistes, dans les Quatre Poèmes. On le retrouve, ardent, dans Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, sur des poèmes d’Apollinaire, œuvre de jeunesse de Poulenc (1919) pleine de vitalité, avec sept instrumentistes, puis dans la Rapsodie nègre de 1917, cette fois avec Tharaud et six solistes. On sait que cette partition d’un jeune homme de dix-huit ans s’inspire d’un canular littéraire sur un texte d’un soi-disant auteur libérien ; dans l’irrésistible interlude vocal qu’est Honoloulou, Leguérinel aurait pu encore forcer le trait. On trouve en plus la délicate Sarabande pour guitare de 1961 (Pierre Laniau), la lamentation de l’Élégie pour cor et piano de 1957, qui évoque un deuil, et les trois Cocardes de 1919 d’après des textes de Cocteau, que le ténor Jean Delescluse distille sans emphase, dans la version pour violon, trompette, trombone et percussion (Alexandre Tharaud en joue avec Pascal Delage). 

Le cinquième disque est consacré en partie à la collaboration de Poulenc avec le dramaturge Jean Anouilh, dont deux volets sont ici proposés. L’Invitation au voyage est une comédie créée en novembre 1957 ; la pièce connaît tout de suite un vif succès en raison de son intrigue échevelée dont Poulenc traduit bien l’esprit 1900 par le biais d’une clarinette, d’un violon et d’un piano. Comme l’écrit Hervé Lacombe dans la biographie qu’il consacre au compositeur (Paris, Fayard, 2013, p. 606) : « Musique d’un temps qui n’est plus, musique qui coule avec une aisance déconcertante, musique s’abandonnant au style libidinal du compositeur, avec ses langueurs, ses tournures canailles et ses parfums érotiques, musique mélancolique [..]. Associée au piano de Tharaud et au violon de Thibaut Vieux, la clarinette de Ronald Van Spaendonck apporte un charme certain à ces jeux théâtraux, exquisément surannés. L’idée un moment évoquée par Anouilh et Poulenc de transformer L’Invitation au château en opéra bouffe ne trouvera pas de concrétisation. Une autre musique de scène pour Anouilh, Léocadia, avait été créée au Théâtre de la Michodière en pleine guerre, en décembre 1940. Cette comédie, une histoire d’amour dans laquelle intervient une cantatrice, avait vu Pierre Fresnay et Yvonne Printemps tenir les rôles principaux. Cette délicieuse soprano y chantait, avec son charme incomparable, la célèbre Valse des chemins de l’amour, confiée ici à Danielle Darrieux (1917-2017) qui propose, à 80 ans, trois minutes incroyables de séduction spontanée. Un vrai petit bijou ! Pour Léocadia, l’effectif de L’Invitation au château se complète d’un basson (Laurent Lefèvre) et d’une contrebasse (Stéphane Logerot). Le charme agit complètement… Il agit aussi dans les deux versions de L’Histoire de Babar, le petit éléphant, un conte pour enfants d’après l’auteur-illustrateur Jean de Brunhoff. Composée pendant la Seconde Guerre mondiale, cette partition dédiée à onze enfants, petits cousins de Poulenc et leurs amis, comprend berceuse, rêverie, improvisation et autres figures de style. Elle est confiée à deux narrateurs, une version en français par François Mouzaya (12 ans), l’autre en anglais par Natasha Emerson (13 ans), fille du preneur de son. Alexandre Tharaud offre à chaque interprète juvénile l’occasion de montrer son talent, plus affirmé chez le garçon, sous une forme plus onctueuse chez la jeune fille. Ces deux versions, fraîches et malicieuses, sont à (re)découvrir.

D’autres pianistes ont été les maîtres d’œuvre d’anthologies dédiées à Francis Poulenc. Ce fut le cas notamment pour Jacques Février et Gabriel Tacchino (EMI, réédition en 2012 dans un gros coffret de 20 CD), Eric Le Sage (RCA, 2000) ou Matteo Fossi (Brilliant, 2017). Ils sont tous à prendre en considération, œuvrant dans l’esprit de ce compositeur dont l’inspiration jaillissante invite à la convivialité, mais Alexandre Tharaud mérite bien de figurer parmi ceux auxquels on accordera un intérêt de premier rayon.  

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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