Avec son premier album, Onuté Grazynité rend hommage à Arvo Pärt

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Arvo Pärt (°1935) : Lamentate, pour piano et orchestre ; Für Anna-Maria - Nachdenklich ; Für Alina ; Fratres, pour violoncelle et piano ; Pari Intervallo ; Variationen zur Gesundung von Arinuschka ; Für Anna-Maria - Fröhlich ; Vater unser. Onuté Grazynité, piano ; Edward King, violoncelle ; Orchestre Symphonique National de Lituanie, direction Modestas Pitrénas. 2019-2020. Livret en allemand, en anglais et en français. 70.18. Accentus ACC 30512.

Dans la mythologie grecque, le silène Marsyas récupère une flûte que la déesse Athéna a jetée loin d’elle, craignant que les mouvements nécessaires pour en jouer ne la défigurent. Lorsqu’il se met à l’utiliser, c’est avec beaucoup de grâce au point d’enchanter ceux qui l’entendent. Mais il pèche par orgueil et déclare que son talent est supérieur à celui d’Apollon. Ce dernier le met au défi : le perdant sera à la merci de son adversaire. Les Muses accordent la victoire au dieu des arts, qui fait écorcher vif Marsyas dont la peau sera clouée sur un pin et dont le sang formera une rivière. Ce récit a alimenté la création artistique des temps anciens à notre époque. En octobre 2002, le sculpteur britannique Anish Kapoor (°Bombay, 1954) expose à la Tate Modern de Londres un Marsyas gigantesque de cent cinquante mètres de long et d’une hauteur de trente-cinq mètres, l’équivalent de dix étages, de couleur rouge-sang, avec des anneaux d’acier aux extrémités et une forme qui fait penser aux instruments à vent. La notice signée par Karsten Blüthgen rapporte des propos d’Arvo Pärt devant cette œuvre hors normes. La mort et la souffrance étant des préoccupations fondamentales, il décide de composer Lamentate pour piano et orchestre, une complainte, une lamentation, non pas pour les morts, mais pour nous, les vivants, qui avons bien du mal à faire face aux souffrances du monde. L’œuvre est créée sous la sculpture de Kapoor, le 7 février 2003, par Hélène Grimaud et le London Sinfonietta placé sous la direction d’Alexander Briger. C’est cette partition que la pianiste lituanienne Onuté Grazynité a choisi d’enregistrer à Vilnius en avril 2019 dans la salle du Centre Culturel National, en tête de son tout premier album. Sept autres pièces d’Arvo Pärt sont venues s’y joindre en mai 2020.

 

Née en 1996 à Vilnius, Onuté Grazynité est issue d’une famille de musiciens. Sa sœur aînée est la cheffe Mirga Grazynité-Tyla, directrice musicale de l’Orchestre Symphonique de Birmingham. Dès l’âge de cinq ans, elle joue du piano avec sa mère et entre à l’Ecole nationale Curlionis l’année suivante. Boursière de la Fondation Menuhin « Love Music News », elle suit l’enseignement de Roland Krüger à Hanovre à partir de 2015 et remporte plusieurs concours internationaux. Le choix du programme de son premier CD, dans lequel on trouve une version courte et poignante de Für Alina, n’est pas le fruit du hasard. La pianiste a connu la mère de cette femme qui avait décidé de s’installer en Angleterre après avoir quitté le régime soviétique. Elle déclare compatir à son indicible douleur d’avoir été séparée de sa fille. On sait que c’est la première œuvre d’Arvo Pärt dans le style « tintinnabuli », en 1976. Onuté Grazynité l’interprète avec une grande spontanéité, dans un esprit d’improvisation et de pudeur concentrée. 

Ce même climat prévaut dans Lamentate, vaste composition en dix mouvements qui expriment la fragilité, la solitude, la douleur, la consolation, la conciliation, série non limitative d’expressions auxquelles on pourrait ajouter celle de résilience, liée aussi à la dimension spirituelle. La notice précise avec opportunité que le titre même de la partition contient le mot Tate, rappelant le lieu qui a accueilli sa création et ajouté sa part symbolique en termes d’espace sonore et de démesure. On saura gré à cette jeune interprète de 24 ans de rejoindre tout le trouble que le compositeur ressent et installe dès le Minacciando initial, menaçant préambule, comme le signale l’indication de ce premier mouvement, avec un orchestre qui crie sa détresse. On peut éprouver la structure du Marsyas de Kapoor et de son gigantisme par le biais de percussions qui nécessitent quatre musiciens, mais aussi par les trombones, les hautbois, les clarinettes, le basson ou même le vibraphone, notamment dans Pregando, le quatrième mouvement au cours duquel s’installe un climat d’exhortation. 

Dans cet univers qui s’inspire aussi de réminiscences baroques, de tropaires d’essence paléoslave ou de rappels du tintinnabulisme, Onuté Grazynité se place en position de saisir l’absence visuelle de la sculpture en déployant le mode mystérieux qu’elle imprime à son jeu. C’est une performance car elle doit non seulement se mettre elle-même en position d’imagination artistique, mais aussi faire appel à un art de la suggestion qui semble lui convenir à merveille. Son toucher est d’une fluidité délicate, dans une évanescence qui, loin de conduire à la dissolution, est plutôt de l’ordre de la magie, du partage et de la tension interne : écoutez le court Stridendo qui précède un Lamentabile à fort contenu émotionnel. L’œuvre s’achève dans la méditation, Fragile e conciliante, la pianiste accordant à ce qui relève presque du murmure une légèreté emplie de grâce et de transfiguration. Dans ce contexte où l’ombre et la lumière se rejoignent souvent sous la forme d’une oraison invocatrice, l’Orchestre National de Lituanie, dirigé avec doigté, sans forcer les nuances, par son directeur musical et artistique Modestas Pitrénas, apporte à la soliste cette part de complicité conciliatrice qui ouvre sur l’intemporel.   

La brève Für Anna Maria - Nachdenklich de 2006, pièce offerte à une enfant pour son dixième anniversaire, ouvre la deuxième partie du CD et permet à la pianiste d’introduire un message d’innocente fraîcheur avant le douloureux Für Alina déjà évoqué. Onuté Grazynité semble ajouter de la pudeur à la pudeur, comme si l’esquisse était sa volonté première. Elle aborde de la même manière les Variationen zur Gesundung von Arinuschka que Pärt dédia un an après Für Alina à sa fille opérée d’une appendicite, avec une tendresse que la soliste partage. On découvre aussi une version affinée de Fratres pour violoncelle et piano avec le Néozélandais Edward King, ainsi que le minimaliste Pari intervallo écrit en souvenir du beau-père décédé, dans sa transcription pour piano. 

A travers ce beau panorama de l’univers d’Arvo Pärt, Onuté Grazynité révèle une grande sensibilité musicale devant laquelle on abdique lorsqu’en conclusion de ce récital, elle chante elle-même la partie pour soprano-enfant de Vater unser dédié au Pape Benoît XVI. On entend toute sa jeunesse empreinte d’une pure authenticité dans ce Notre Père qui crée un lien intergénérationnel d’une grande fraîcheur entre la soliste dans la fleur de l’âge et le créateur qui vient de célébrer ses 85 ans. Dans le livret, deux photographies d’Onuté Grazynité la montrent assise au clavier, une candeur attentive dans le regard mais déjà à l’écoute intérieure de la réalité de l’existence. A n’en pas douter, cette artiste nous vaudra encore de beaux et profonds moments artistiques.    

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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