Beethoven et le Quatuor Ébène : une histoire d’amour partagée

par

Pour ses vingt ans d’existence, et à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance du compositeur, le Quatuor Ébène s’est lancé dans une entreprise exaltante : jouer, et enregistrer cette somme fabuleuse qu’est l’intégrale des quatuors à cordes de Beethoven, aux quatre coins du monde. Nom du projet : « Beethoven around the world » (Beethoven autour du monde).

C’est ainsi qu’ils ont donné une quarantaine de concerts, sur les six continents, des salles de concerts les plus prestigieuses aux villages les plus reculés. Pour leur enregistrement, ils ont puisé dans sept étapes de ce parcours. C’est ainsi que chaque CD vient, successivement, de Philadelphie, de Vienne, de Tokyo, de São Paulo, de Melbourne, de Nairobi, et de Paris. 

Leur but : le partage. La dimension humaniste, tellement forte chez Beethoven, a été leur fil d’or. Et c’est bien ce que nous avons ressenti, très intensément, à l’occasion des deux premiers concerts de leur intégrale donnée à la Cité de la Musique en cette fin d’année 2020.

Il est habituel de partager le parcours artistique de Beethoven en trois périodes (que Franz Liszt appela « l’Adolescent, l’Homme, le Dieu », et Vincent D’Indy « d’imitation, de transition, de réflexion »). Si un classement rigide selon ces critères n’est pas pertinent pour toutes ses œuvres, il l’est assurément pour ses quatuors à cordes, avec les 6 de l’Opus 18, encore influencés par Haydn et Mozart pour la première période, les 3 de l’Opus 59 et les Opus 74 et 95, avec une dimension plus symphonique et de nouvelles recherches sonores pour la deuxième, et les Opus 127, 130, 131, 132, 133 et 135, où Beethoven bouscule toutes les conventions et trouve une liberté absolument nouvelle dans l’histoire de la musique, pour la troisième. Le premier concert de cette intégrale est le seul où aucun représentant de la première période n’est au programme. 

En première partie, le Quatuor en fa majeur, Op. 59 N° 1, dit, comme l’ensemble du triptyque, « Razoumovski », du nom du commanditaire, violoniste amateur. Il est important de le souligner, car Beethoven donne au violoncelle un rôle de premier plan qu’il n’avait jamais eu à ce point jusque là chez aucun compositeur dans des quatuors à cordes. C’est ainsi que l’énoncé de l’Allegro, qui ouvre donc cette série de trois quatuors, lui est confié. Avec le Quatuor Ébène, dans ce mouvement les fortes ont davantage de plénitude que de puissance, les pianos sont plus doux et caressants que douloureux. Et nous sommes frappés par la précision des réponses entre les instruments. Dans l’Allegretto, les archets sont bondissants à souhait. Sans tomber dans aucune facilité ou caricature, le côté spirituel est bien présent, et les contrastes diablement efficaces ! Les archets mordent dans les cordes avec gourmandise. La douleur de l’Adagio molto e mesto ne force pas les larmes, mais elle est bouleversante d’intériorité. Le vibrato est miraculeux de sobriété et de pudeur. L’enchaînement avec l’Allegro final est impeccable de virtuosité. Le « Thème russe » (à nouveau énoncé par le violoncelle) est joué avec une franche gaieté, et la vitalité, toujours canalisée, qu’y mettent ces généreux musiciens agit comme un épatant tonifiant !

En deuxième partie, le Quatuor en si bémol majeur, Op. 130, dans sa version d’origine, c'est-à-dire avec la Grande Fugue comme finale. Aussitôt les musiciens assis, on a entendu les cris de spectateurs se plaignant d’être aveuglés par les projecteurs. Pas troublés le moins du monde, ils se sont lancés dans l’introduction Adagio ma non troppo avec toute la concentration requise, absolument nécessaire pour que la transition avec l’Allegro, puis les alternances entre les reprises de l’Adagio et le retour de l’Allegro gardent leur unité, ce qu’ils ont remarquablement réussi. Au milieu du mouvement, quand l’Allegro réapparaît avec un nouvel accompagnement chaloupé, les quatre musiciens donnent l’impression, par leur pulsation commune, de respirer tous avec le même poumon. Les unissons sont tout simplement irréprochables. Le Presto est pris dans un tempo fulgurant. C’est vertigineux, ça tourbillonne, et sans pour autant tomber dans certaines outrances que l’écriture pourrait permettre, c’est succulent ! Et l’Andante con moto, ma non troppo n’en est que plus élégant et distingué, presque noble. À refuser à ce mouvement un drame trop explicite, le Quatuor Ébène l’élève à une dimension supérieure. L’Alla danza tedesca (Allegro assai) est dans le même esprit, avec un déhanché très chic. Assurément, cette danse est plus aristocratique que rustique. La Cavatina (Adagio molto espressivo) devient une longue et ardente prière. Pierre Colombet y trouve des accents déchirants.

Vient ensuite, à la place de l’Allegro qui la remplacera par la suite et que nous n’entendrons donc pas (et qui n’est pas non plus dans l’enregistrement intégral, puisque réalisé en public, donc dans les mêmes conditions), la Grande Fugue en si bémol majeur, Op. 133. Le débat reste ouvert : Beethoven a-t-il bien fait de suivre les conseils de son éditeur en publiant séparément cette immense pièce détonante et déroutante, et en lui substituant un finale davantage dans l’esprit des mouvements précédents ? Le Quatuor Ébène considère donc que non. Ce qui est certain, c’est qu’entendre cette Grande Fugue à ce moment-là, enchaînée à ce mi bémol majeur qui se dissout dans des profondeurs poignantes, est d’une puissance fulgurante, inouïe. Le thème est joué avec une densité extrême, qui ne serait peut-être pas possible sans tout ce qui a précédé. Et ainsi, on mesure à quel point le public a dû, en effet, être complètement déstabilisé par cette musique venue d’ailleurs. Quand le thème revient, Meno mosso e moderato, il est d’une tendresse bouleversante, avec une utilisation extrêmement parcimonieuse du vibrato. Dans l’Allegro molto e con brio, comme dans tout le mouvement, la manière dont les musiciens parviennent, avec un tel engagement, à garder une parfaite lisibilité dans l’écriture fuguée, est tout simplement prodigieuse. Le thème passe d’un instrument à l’autre avec une cohérence confondante. On sent le sang des musiciens bouillir avec ferveur, et le nôtre avec eux. On en sort autant étourdi qu’ébloui.

Le deuxième concert, le lendemain, est le seul de toute la série sans, cette fois, l’un des chefs-d’œuvre définitifs de la troisième période créatrice de Beethoven. Il y a pourtant trois œuvres au programme : une de la première période, et deux de la deuxième.

Pour commencer, le Quatuor en fa majeur, Op. 18 N° 1. Il n’est pas, en réalité, le premier des six de l’Opus 18. Mais son tout début qui rentre d’emblée dans le vif du sujet méritait qu’il introduisît le cycle. Dans cet Allegro con brio où Beethoven, même s’il reste dans les pas de ses prédécesseurs, se montre déjà pour le moins irrévérencieux, le Quatuor Ébène fait merveille dans l’alternance de concentration et d’amabilité. Il ne cherche pas à arrondir les angles. L’Adagio affettuoso ed appassionato est très attendrissant de chaleur. L’on pourrait imaginer une mère veillant sur son enfant malade, afin de lui permettre un sommeil serein. Et quand, à la fin, l’enfant s’agite, peut-être à cause de cauchemars, elle trouve les mots de tendresse pour le consoler jusqu'à ce qu’il finisse, enfin, par s’endormir à nouveau. Après ce long mouvement tellement émouvant, le Scherzo (Allegro molto) nous apporte, virevoltant et enjoué, une heureuse respiration. Et c’est l’Allegro final, avec sa volubilité annoncée dans le Trio du mouvement précédent et sa vélocité conquérante, qui nous permet d’admirer la virtuosité individuelle des quatre musiciens du Quatuor Ébène, virtuosité tellement fluide qu’elle n’est plus individuelle mais bien collective.

Toujours dans la première partie de ce deuxième concert, le Quatuor en mi bémol majeur, Op. 74, surnommé « Les Harpes » en raison des nombreux pizzicatos de son premier mouvement, Allegro (après l’introduction Poco adagio) ; ils sonnent superbement sous les doigts de chacun des quatre musiciens et passent d’un instrument à l’autre avec beaucoup de cohésion. Les passages les plus fournis (avec l’archet), tout en restant expressifs, sont toujours extrêmement lisibles. La notion de fusion nous vient à l’esprit, aussi bien dans son sens d’unité que par la chaleur volcanique qu’elle évoque. L’Adagio ma non troppo évite un dramatisme trop appuyé. Avec sobriété, mais sans jamais de froideur, il est comme une histoire que l’on a déjà souvent entendue, et qui malgré tout reste toujours aussi vivante et prenante. Du très grand art. Dans le Presto, il y a un mélange de dynamisme et de douceur assez étonnant, comme dans un combat où l’on se donnerait des coups tout en se laissant respirer. Le Più presto quasi prestissimo est en effet pris à toute allure (et quand il revient, nous nous demandons si Raphaël Merlin tient vraiment compte du « quasi » !) et là, il y a un moment où, cette fois, tout le monde est en apnée... Dans l’Allegretto con variazioni qui s’enchaîne, le Quatuor Ébène ne donne pas dans le joli et plaisant ; quand il y a des accents, ils les jouent pour de vrai. Ces variations sont l’occasion pour chacun de montrer ses qualités individuelles, qui sont immenses. Mais c’est bien l’excellence collective que nous admirons le plus.

Après l’entracte, nous restons dans la deuxième période créatrice de Beethoven, avec le Quatuor en ut majeur, Op. 59 N° 3 qui clôt donc le triptyque des « Razoumovski ». Après une courte et étale Introduzione (Andante con moto), place à un Allegro vivace que le Quatuor Ébène parvient à jouer avec, presque, une simplicité bonhomme, parfois même une nonchalance, tout à fait bienvenues. Ils se jouent des traits-fusées avec une facilité désarmante. Pour autant, il n’est fort heureusement pas question pour eux de gommer les réelles aspérités de ce mouvement. L’Andante con moto quasi allegretto, est mené avec beaucoup de sensibilité. La sonorité du quatuor, en particulier quand le violoncelle est en pizz et les autres à l’archet (mais la remarque est valable pour tout le mouvement), est d’une plénitude sensuelle très séduisante. Ils donnent au Menuetto (Grazioso) un frémissement intérieur, notamment par de très légères fluctuations rythmiques, qui permet au mouvement de s’élever au-delà de sa simplicité apparente. Il s’enchaîne d’autant mieux au finale, Allegro molto, dont ils prennent le thème fugué de façon très enlevée, avec malgré tout une netteté stupéfiante. Ce sont alors six minutes d’une redoutable difficulté pendant lesquelles l’intensité ne faiblit pas une seconde. Voilà qui termine brillamment cette deuxième soirée. 

Ces deux concerts ont fait très forte impression. Le Quatuor Ébène compte assurément parmi les meilleurs du monde. Bien sûr, nous pourrions parler longuement de leurs qualités individuelles : Pierre Colombet, au premier violon, est d’une expressivité de chaque instant, avec en particulier une utilisation très variée du vibrato qui fait merveille ; Gabriel Le Magadure, au second violon, ne lui cède en rien techniquement, et sa présence, même si sa fonction l’expose un peu moins, est tout aussi captivante ; Marie Chilemme, à l’alto, est d’une chaleur incroyablement communicative, créant des liens à chaque instant, tantôt vers les violons, tantôt vers le violoncelle ; et enfin Raphaël Merlin, au violoncelle, impérial de bout en bout (et pas seulement dans l’Opus 59 qui lui fait la part belle), est un formidable moteur d’énergie.

Mais ce qui domine, plus encore, c’est la perfection technique, la maîtrise, l’aisance. Certes ce sont là des qualités indispensables pour se hisser à ce niveau d’excellence. Au-delà, nous pouvons admirer une justesse tellement travaillée, avec une telle intelligence harmonique qu’avec leurs seize cordes, les musiciens remplissent l’espace sonore avec une plénitude sidérante. Ce n’est jamais pesant, toujours aéré, et pourtant il n’y a aucun vide. Et puis, sans doute le plus important, leur générosité, leur chaleur, leur amour inconditionnel de ces quatuors de Beethoven, chefs-d’œuvre absolus qu’ils répandent à travers le monde, avec une sublime foi en la musique.

Paris, Cité de la Musique, 12 et 13 octobre 2020

Pierre Carrive 

Crédits photographiques : Julien Mignot

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.