Beethoven et les poissons rouges : à propos Teodor Currentzis et de l’interprétation de la "Symphonie n°5"

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La fraîche sortie d’une Symphonie n°5 de Beethoven sous la baguette du “trublion” Teodor Currentzis au pupitre de son orchestre MusicAeterna (Sony) fait perdre pieds et raison à bon nombre de gens, y compris à des professionnels du milieu musical ! Juste déposée sur les plateformes (car du fait du confinement, il n’arrive plus grand chose dans les bacs des disquaires), cette interprétation conduit certains commentateurs à vider les dictionnaires à coup de superlatifs ! Pour sûr, nous serions en présence d’une relecture qui “révolutionne” et “réinvente” l’interprétation de cette symphonie “iconique” ou “cultissime” comme on dit désormais en langage de néo-marketing vide (Beethoven ça déchire grave !), “dépoussiérant” comme jamais ce chef d’oeuvre galvaudé par tant d’interprétations dépassées, surannées ou noyées sous la surcouche d’une tradition (fantasmée) pachydermique.  

L’essentiel est garder un peu de sérieux et de remettre cela en contexte. La première gravure de cette Symphonie n°5 est à mettre au crédit d’Arthur Nikisch et des Berliner Philharmoniker en 1913 (DGG). Cela fait donc 107 ans que l’on voit arriver des interprétations de cette symphonie du Grand sourd. Questionner la partition fait partie du travail quotidien des interprètes. De nombreux chefs ont, à leurs époques, apporté un vent de fraîcheur sur le matériau musical : Felix Weingartner et le British Symphony Orchestra avant même la Seconde Guerre mondiale, Hermann Scherchen et René Leibowitz dans les années 1950 et 1960 et bien évidement tous les “baroqueux” qui, à la suite de l’intégrale légendaire de Nikolaus Harnoncourt au pupitre du Chamber Orchestra of Europe (Teldec), ont poursuivi la recherche musicale : John Eliot Gardiner (Philips), Roy Goodman (Nimbus), Frans Brüggen (Philips), Roger Norrington (Warner), Christopher Hodgwood (Decca L'Oiseau Lyre), Martin Haselböck (Alpha) et même notre compatriote Jos van Immerseel (Zig Zag). Ce dernier basait son travail sur des recherches personnelles approfondies tant sur l’effectif instrumental que sur le diapason. N’oublions pas la somme magistrale gravée par David Zinman au pupitre de la Tonhalle de Zurich (Arte Nova), première gravure de l’édition critique Bärenreiter de Jonathan del Mar qui fit grand bruit dans les années 1990. Dès lors, il faut avoir une mémoire de poisson rouge pour envisager le travail de Currentzis comme “révolutionnaire”, tant le texte musical de Beethoven a déjà été questionné en long et en large ! 

De plus, les tenants de la révolution interprétative opposent souvent le “Progrès” à la lutte contre une tradition. Mais de quelle tradition parle-t-on ? Les thuriféraires de Currentzis seraient surpris de réécouter la rapidité des premiers enregistrements d’un Bruno Walter. De même, envisageraient-ils qu’Arturo Toscanini (RCA) ou George Szell (Sony) surprenaient leurs contemporains par la vivacité de leurs directions ? De plus, la quasi-totalité des chefs d’orchestre actuels ont intégré les évolutions récentes de l’interprétation : écoutons Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker (Berlin Phil), Thomas Dausgaard et le Swedish Chamber Orchestra (Simax), Sir Charles Mackerras et le Royal Liverpool Philharmonic (Warner) ou le Scottish Chamber Orchestra (Hyperion), Paavo Järvi et la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen (RCA) ou Riccardo Chailly et le Gewandhaus de Leipzig (Decca).   

Enfin, diriger à fond de balle, pied sur l’accélérateur, et surjouer les contrastes et les dynamiques n’a pas grand intérêt dans l’absolu. Wilhelm Furtwängler (DGG), Otto Klemperer (Warner ou DGG), Eugen Jochum (DGG), Carlo Maria Giulini (DGG), Leonard Bernstein (DGG), Karl Böhm (DGG) ne se pressaient pas, pourtant quelle force musicale et dramatique dans leurs interprétations ! 

 Le streaming permettant d’écouter toutes ces merveilles, on conseillera une séance de rattrapage, de quoi meubler utilement les journées de confinement. Il ne suffit pas de quelques phrases-chocs débitées à longueur d’interviews plus proches du publi-reportage que du travail journalistique pour révolutionner l’interprétation. 

Loin des sirènes marketing d’un faux jeune (48 ans déjà), on invitera tous les lecteurs à écouter avec attention la phénoménale intégrale d’Adám Fischer et l’Orchestre de Chambre danois chez Naxos. Ce coffret, récompensé d’un Joker de Crescendo et d’un International Classical Music Awards, est une merveille par son travail sur le texte musical. Oeuvre d’une vie, façonnée par un travail récurrent sur Mozart et Haydn par un chef éloigné des lumières du marketing, elle synthétise tout ce qui peut se faire de plus pertinent en matière de Beethoven ! C’est un travail cultivé au sens du XXIe siècle car Beethoven mérite mieux qu’une fausse querelle des Anciens et des Modernes autour d’une fausse valeur égotique.

NB : cet article ne s'envisage pas comme une analyse de la discographie complète. D'autres interprétations non citées sont de grandes références : Erich Kleiber (Decca) et Carlos Kleiber (DGG), Herbert von Karajan (DGG), Igor Markevitch galvanisant l'Orchestre Lamoureux (DGG), Evgueni Mravinsky (Erato), Antal Dorati (Mercury), Mariss Jansons (BR Klassik). On recommandera aussi quelques chemins de traverses intéressants : Lorin Maazel à Vienne (CBS), Rudolf Barshaï à  Moscou (Melodyia),  Herbert Kegel à Dresde (Capriccio), Klaus Tennstedt à Londres (BBC Legends) ou Osmo Vänskä à Minneapolis (Bis).

Crescendo Magazine vous propose une playlist sélective de révision ou dedécouverte : 

 Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Pixabay

 

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