Beethoven et Schnittke, une fraternité violonistique intemporelle ?

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concerto pour violon et orchestre op. 61. Alfred Schnittke (1934-1998) : Concerto n° 3 pour violon et orchestre de chambre. Vadim Gluzman, violon ; Luzerner Sinfonieorchester, direction James Gaffigan. 2017-2020. Notice en anglais, en allemand et en français. 67.28. SACD BIS-2392.

Un couplage Beethoven/Schnittke, démarche insolite, surprenante, voire incongrue ? C’est la question que l’on peut se poser à l’énoncé du voisinage de ces deux concertos pour violon sur un même disque. Et pourtant, il y a là comme une sorte d’évidence, qui mérite une explication. Arrêtons-nous d’abord sur l’interprétation de ce fabuleux opus 61 de Beethoven, monument d’une radieuse beauté, dont on ne rappellera pas la genèse, connue. Vadim Gluzman, virtuose israélien né en Ukraine (1973), qui a notamment étudié avec Zakhar Bron, a émigré en Israël avec sa famille en 1990, et a reçu les encouragements d’Isaac Stern. Il est à la tête d’une discographie importante qui lui a valu des récompenses internationales. Grâce à la Société Stradivari de Chicago, il joue sur un instrument légendaire, le Stradivarius « ex-Léopold Auer », qui date de 1690. Il aborde le concerto de Beethoven avec une palette de couleurs larges, une capacité de projection noble et un lyrisme enveloppant. L’Allegro ma non troppo, qui s’ouvre sur des coups de timbale distillés ici avec mystère, se déroule dans un climat global dense, d’une grande dignité et d’une grande pureté. Le dialogue avec le Luzerner Sinfonieorchester, dirigé par son chef principal (dix ans de présence entre 2011 et 2021), l’Américain James Gaffigan, est d’un bel équilibre, donnant au Larghetto une expressivité à la fois sombre (le registre grave du Stradivarius est éloquent) et poétique. Le mouvement final se déploie dans un contexte de majesté mesurée et de vitalité contrôlée. Une très belle version, dont le charme et la lumière s’inscrivent dans une conception des plus séduisantes.

Le lien avec Alfred Schnittke ? Il se situe au niveau des cadences du premier et du troisième mouvement. L’excellente notice, signée par Horst A. Scholz, explique qu’elles ont été écrites en 1975 et 1977, commandées en partie par Gidon Kremer (qui les a enregistrées dans sa version avec Neville Marriner). Dans le premier mouvement, on est plongé dans un univers de collage « polystylistique » fait de citations nullement arbitraires des concertos pour violon de Brahms, Berg/Bach, Bartók et de Chostakovitch qui se justifient au point de vue motivique. Il faut accepter de « jouer le jeu », de se détacher de la ligne beethovenienne, qui n’est ni détériorée, ni malmenée, les timbales jouant, en particulier dans la cadence du troisième mouvement (renforcée par dix violons additionnels), un rôle de garde-fou, qui peut se révéler grondant, voire menaçant, comme pour fixer les limites. L’intensité du propos violonistique approfondit la densité sonore qui vire à la fascination hypnotique, si l’on accepte de se laisser guider par une mise en miroir au-delà de l’espace et du temps, que Beethoven lui-même, révolutionnaire dans l’âme, aurait pu cautionner. L’expérience est bluffante, car Vadim Gluzman prend ces cadences à bras-le-corps, avec encore plus de mordant que Gidon Kremer dans la version citée, et une transparence que la prise de son, tout à fait remarquable, sert avec bonheur. Tout cela apparaît comme une évidence, dans une sorte de fraternité violonistique intemporelle qui relie le génial compositeur du début du XIXe siècle au créateur stimulant de la fin du XXe siècle.

Le Concerto n° 3 pour violon et orchestre de chambre de Schnittke est daté de 1978, peu après la période de la composition des cadences pour Beethoven. Dédié à Oleg Kagan, qui l’enregistrera dès l’année suivante avec l’Orchestre du Conservatoire Tchaïkowsky de Moscou sous la direction de Yuri Nikolaievitch (Live Classics), il est destiné à une formation de treize vents et un quatuor à cordes. L’impression générale des trois mouvements (lent/vif/lent) joués sans interruption relève quelque peu de l’expérience extatique. Dès l’introduction, le violon se lance en solo pendant deux minutes dans un chant éperdu à forte composante émotionnelle, qui sera ensuite partagé avec les instruments à vent. Les effets sont prégnants, entre tonalité et atonalité, dans un espace défini par Schnittke lui-même, comme le rappelle la notice, « non seulement grâce aux effets contrastants du jour et de la nuit mais aussi au moyen des transitions du matin et du soir et du jeu omniprésent des ombres et des modulations de couleur ». On baigne dans une sorte d’irréalité sonore aux vapeurs teintées de tradition religieuse orthodoxe russe, qui va prendre une autre coloration, dans la partie centrale de l’œuvre, très agitée, avec un violon virevoltant qui semble affronter les instruments à vent qui tournent autour de lui, dans une atmosphère erratique et conflictuelle, au bord du chaos, avant que le quatuor à cordes ne fasse enfin son apparition pour apporter un apaisement soudain nécessaire. On entre alors dans un autre monde qui fait tout basculer : est-ce Mahler, avec des souvenirs qui viennent du romantisme (et peut-être d’un Beethoven entrevu en filigrane) ou des évocations de Schubert, dans une recherche symbolique ? Le violon aura le dernier mot à travers un nouveau chant éperdu, avec des notes aiguës comme plantées dans la chair vive, des tâtonnements discordants, des effets de dissipation ou d’exaspération, qui vont peu à peu aboutir à une conclusion sérénisée. Vadim Gluzman est souverain dans cette partition de Schnittke qui est autant magique qu’énigmatique. Il souligne les contrastes et les climats avec une aisance absolue, donnant à son interprétation la part d’intemporalité qu’elle ne cesse de revendiquer. 

On repose alors la question initiale : Beethoven/Schnittke, couplage incongru ? Une réponse, tout aussi incongrue, est-elle en soi nécessaire ? A noter que le concerto de Schnittke a été enregistré en novembre 2017, alors que le Beethoven a été gravé deux ans plus tard, en décembre 2019 et janvier 2020. Avec, malgré l’écart temporel, un même investissement et un même engagement.

Son : 10    Livret : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

       

 

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