Beethoven révolutionnaire et révolutionné : nouvelle version HIP de référence pour la Symphonie n°5

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Symphonie no 5 en ut mineur. François-Joseph Gossec (1734-1829) : Symphonie à dix-sept parties. François-Xavier Roth, Les Siècles. Mars 2017, février 2020. Livret en français, anglais, allemand. TT 54’34. Harmonia Mundi 902423

Un « chantier permanent » : ainsi Louis Castelain dans la notice du CD décrit-il l’autographe de la Symphonie à dix-sept parties de Gossec, un palimpseste truffé d’ajouts, de repentirs, qui explique la divergence des précédentes éditions et justifie une exégèse critique (issue du Centre de Musique Baroque de Versailles) sur laquelle s’est appuyé cet enregistrement. L’œuvre signée au tout début du XIXe siècle remanie une Ouverture tripartite de 1780, aménagée pour la salle de concert. Les alternatives ne sont pas légion : le pionnier Jacques Houtmann et la Philharmonie de Liège (Musique en Wallonie, 1971), l’ensemble Concerto Köln chez Capriccio (2003), notamment. Dans la préface, François-Xavier Roth rappelle les « prouesses techniques superlatives » des musiciens français d’alors, et son orchestre sur instruments d’époque rend honneur à cet héritage. La virtuosité, la fantaisie, l’alacrité de cette prestation, captée dans une acoustique flatteuse qui respire le plein air, sont absolument réjouissantes. Un bravo particulier à l’équipe des souffleurs ! Voilà un couplage original et bienvenu pour la pièce principale, et néanmoins légitime si l’on songe à l’admiration que vouait Beethoven à la Révolution et aux idéaux réformateurs qui mirent fin à l’Ancien Régime. Le texte de présentation de l’éminent Peter Gülke élucide ces influences, et nous offre d’intelligentes clés de compréhension sur la Cinquième Symphonie du Maître de Bonn, ici jouée dans la toute récente parution Bärenreiter.

L’introduction la plus célèbre, accrocheuse, de l’histoire de la musique ? Trois croches et une blanche à la tierce majeure, puis réplique en tierce mineure sur le même tracé rythmique. Le chant d’un loriot, selon Czerny ; le destin qui frappe à la porte, selon ce que le compositeur aurait avoué à son biographe Schindler. Ces quatre notes en anacrouse, concaténées après la cinquième mesure, vont inséminer tout l’Allegro con brio, et se ressasser sous diverses guises (presque 370 fois selon certains analystes !), contribuant à une ratiocination quasi intoxicante qui sature cette partition lapidaire. 

Cet exorde de cinq mesures, d’ordinaire moins de dix secondes, a suscité bien des conjectures, et sa marge d’interprétation reste considérable malgré la congruité. Tempo ? Schindler avait répandu l’idée que l’introduction doit être délayée andante, alors que Liszt la cambrait allegro, selon Weingartner qui conseillait de même (Ratschläge für Aufführungen der Symphonien Beethovens chez Breitkopf & Härtel, Leipzig 1907) bien que ses enregistrements tardifs montrent l’inverse. Mahler dirigeait ardemment, si l’on en croit l’anecdote relatée par Alma lors d’une répétition avec le Wiener Philharmoniker, où son  mari avait excédé les musiciens viennois par ses exigences : « Messieurs, gardez votre fureur pour le concert, alors au moins nous obtiendrons ce début tel qu’il le doit ». La question du point d’orgue (incitant à tenir le son ad libitum) est encore plus polémique.  « Tiens mon point d’orgue longtemps et terriblement ! Je n’ai pas écrit de points d’orgue par plaisir ou par embarras, pour me donner le temps de réfléchir à la suite ! [...] Je retiens les vagues de mon océan, et je laisse entrevoir ses abîmes, je freine la course des nuages, je dissipe les brumes confuses et fais apparaitre l’éther bleu et pur sous l’œil étincelant du soleil. Tel est le but de mes points d’orgue, de ces notes longues qui apparaissent soudain dans mes allégros. Et toi, réfléchis bien à l’intention thématique particulière que je suivis lorsque j’écrivis ce mi bémol tenu après trois notes brèves et orageuses » : ainsi Beethoven apostrophait le maestro, du moins dans la prosopopée qu’imagine Richard Wagner dans Sur la direction d’orchestre (1869). L’auteur de La Tétralogie insistait toutefois pour que le son soit tenu forte par les cordes, sans s’amincir dans une nuance piano.

Ce préambule pour vous dire que dans ce disque, on est secoué, voire choqué (sans reproche) par la relative brièveté de ce point d’orgue, environ une seconde pour le premier et deux pour le suivant (on aborde la mesure 6 à moins de cinq secondes !) Quel éperonnage ! Sans vouloir digresser du cadre de cet article, permettez qu’en cette année Beethoven nous nous autorisions en quelques lignes une mise en perspective des pratiques interprétatives. Ouvrons une parenthèse dans le paragraphe suivant. 

Nous avons réécouté une trentaine de chefs notoires, afin d’envisager au sein de la discographie le spectre expressif de ces fameuses secousses liminaires. Nous nous sommes attachés à la durée des points d’orgue : même si ces relevés ne prétendent à rien de scientifique, nous les avons effectués avec soin et ils permettent en tout cas une comparaison. Laquelle doit se comprendre en fonction du tempo de base, bien sûr, mais la revue présente néanmoins quelques enseignements. Les résultats s’avèrent assez fidèles à l’image qu’on se fait de ces illustres baguettes, et on se plait d’y reconnaître comme un condensé de l’art qu’on leur prête ! Globalement le plus prompt est George Szell (1,9 seconde pour le premier point d’orgue, 3 pour le deuxième) dans son enregistrement avec le Concertgebouw d’Amsterdam (Philips, novembre 1966) : on toise ainsi l’audacieuse célérité osée par François-Xavier Roth, presque deux fois plus preste ! Même performance du Hongrois avec le Cleveland Orchestra (Epic, octobre 1963) ! Tout aussi énergique, voire plus péremptoire, son compatriote Fritz Reiner à Chicago en 1955 (1,9s ; 3s). Leopold Stokowski et le London Philharmonic (Decca, septembre 1969) à peine moins vif (2,0s / 2,5s) au sein d’une scansion souple et décoagulée. En moyenne, sur ces trente témoignages, le ré est tenu un petit tiers plus longtemps que le mi bémol : 2,7s pour le premier, 3,5s pour le second. Parmi les plus faibles écarts, on trouve un chef réputé pour sa langueur, et dont le second point d’orgue parait refuser de se proportionner au premier, comme pour se dédouaner : Sergiu Celibidache à Munich (Emi, mars 1995 : 3,1s  / 3,5s). Idem pour Eugen Jochum à Amsterdam (Philips, décembre 1968), moins articulé, presque détendu, et encore plus étalé (3,6s / 4s). Pour autant, un faible écart entre ces deux durées ne s’associe pas toujours à un tempo retenu, puisque Carlo-Maria Giulini (2,6s / 2,9s) avec Los Angeles (DG, novembre 1981) se situe en dessous de la moyenne ; cependant, son legato tend à brouiller la perception du temps. Dans l’absolu, la moindre discrépance de notre panel appartient à Erich Kleiber à Amsterdam (Decca, septembre 1953) qui accorde à chaque point d’orgue une durée quasi-égale, autour de 2,5s. Lit de Procuste ! Rien de récuré toutefois, en vertu d’un vibrato expressif ! On trouve même un incongru qui inverse carrément le rapport (5,0s / 4,7s) : Bruno Walter (CBS, janvier 1958) en outre le plus lent, malgré une semonce bien sentie. Challenger des points d’orgue les plus longs : Felix Weingartner (Columbia, mars 1932) : 3,7s / 4,7s. Le ré le plus élongé (quasiment cinq secondes !) est celui de Karl Böhm à Berlin (DG, mars 1953). Notons toutefois que la concision n’implique pas la sensation de clarté d’articulation. Certes maintes baguettes en alerte se distinguent aussi par leur diction staccato : Pierre Monteux et le LSO en 1961 (2,4s / 3s), Igor Markevitch et les Lamoureux (Philips, octobre 1959), Carl Schuricht par deux fois avec les troupes du Conservatoire (Decca 1949, Columbia 1957), extraordinairement pugnace. Karajan à Vienne (Columbia, novembre 1948), avec sa durée pourtant dans la norme, reste le plus foudroyant ! En revanche, Otto Klemperer et le Philharmonia (Columbia, 1959) abrège la berlue (2,3s / 2,9s) mais apparaît plutôt asthénique (même s’il annihile quasiment la césure entre les deux blocs). A contrario, Wilhelm Furtwängler à Berlin (30 juin 1943) imprime un hiatus qui renforce la dimension fatidique. Plus preste (2,5s / 3s), Willem Mengelberg (Telefunken, mai 1937) réussit la gageure d’une scansion rapide et écrasante. William Steinberg à Pittsburgh (Capitol, avril 1954), lui aussi massif mais détendu. Ferenc Fricsay à Berlin (DG, septembre 1961) affaiblit une opacité dénervée. Avec la même Philharmonie, André Cluytens (HMV, décembre 1957) est plus léger, mais brumeux. Plus diligent, Günter Wand à Cologne (Musidisc, décembre 1956) se montre au contraire incisif, mais paradoxalement anodin. Carlos Kleiber à Vienne (DG, avril 1974) étire les deux points d’orgue (3,2s / 3,8s) mais sans paraître traîner, grâce à sa battue animée quoiqu’onctueuse. Parmi les idiosyncrasies remarquables, un traditionaliste comme Richard Strauss (Polydor, 1928) étire les à-plats, mais surtout obtient une atmosphère étrangement romantique par une tendance au decrescendo. Bien différent, à la même époque, Serge Koussevitzky à Londres s’ose électrique et luminescent. Arturo Toscanini en son intégrale NBC (RCA, mars 1952) se présente dans la moyenne quant aux durées, mais semble plus véloce en raison de sa sécheresse d’accent. Et nous rappelle, en conclusion, qu’il convient de distinguer la stricte métrique de l’agogique.

Fin de l’aparté. Passé la stupeur initiale (il faudra s’y habituer…), l’audition nous a convaincu d’être en présence d’un témoignage majeur sur cette Symphonie. Au point que, en lieu d’un panégyrique sans repère, nous avons confronté l’impétrant avec Harnoncourt et son Concentus Musicus (Sony, 2015), d’une veine a priori voisine, et qui s’établit comme une des meilleures versions de ces vingt dernières années.

Dès l’Allegro con brio, on constate combien la sonorité des Siècles est plus texturée, nacrée, nourrie. Les reliefs mieux creusés (les violoncelles du Développement), les articulations plus saillantes. Et le propos bien plus enlevé (6’47) et offensif : en 7’15, Harnoncourt paraît philosophe, en raison du tempo mais surtout d’une élocution assagie. Un indice déterminant : les deux anacrouses, quoique dardées sans mollesse (six secondes), tendent à la berne en fin de tracé. Roth conserve une réserve d’éloquence pour les pics d’intensité (second thème vacillé par les contresujets de violons à la mesure 398, 5’42). Ce qui n’empêche pas, dans ce flot, de soigner certains détails, tels les accords d’archets à la mesure 459 (6’17). Cérébralité contre hypotypose : le chef autrichien organise une rhétorique, une tempête dans un crâne, alors qu’ici on est plongé dans le feu de l’action, le sang bat dans les tempes.

L’Andante con moto se trouve souvent joué comme une morne récitation hérissée de pompeuses fanfares, mais avec Roth deux traits dominent : une allure guillerette (dans l’ensemble, croche à 83) et un caractère pimpant. Là encore, on admire un luxe d’intonation, un détail qui cisèle chaque phrase, module chaque respiration. L’introduction ménage une gamme d’inflexions (ces violoncelles mordorés !), une palette dynamique là où de coutume on n’entend hélas qu’un filet d’eau tiède. Rien qui braconne dans la préciosité, mais un ajustement focal qui permet d’y voir plus clair et révèle des linéaments (tel chevage, telle tumescence) d’une autre échelle. Même dans la codetta : l’iridescence de ce ré bécarrisé en subtil glissando (1’29) ! Les lignes restent nettes (la floraison de triple-croches de la seconde variation, à 3’32), les saillies évidentes (l’accord à 4’46 avant la déclinaison des bois en mi bémol majeur). Les marches progressent sans faire obstacle à la délicatesse (le cortège en la bémol mineur à 5’59) mobilisée vers une quatrième variation (6’37) de toute beauté, délicieusement striée par les cordes graves. Que de charme dans le solo de basson (copie d’un Grenser) au più moto (7’21) ! Difficile de résumer l’équation expressive : la « gravité mélancolique » qu’entrevoyait Berlioz, sorte d’antichambre d’un panthéon où l’on avance à tâtons, est ici humectée d’une tendresse toute schubertienne. Un exquis vagabondage, mais aussi madré et ludique. Cet arpent poétique dépayse entre les démonstrations «  fort des halles » des deux mouvements qui l’encadrent. Peut-être la plus captivante et riche interprétation qu’on ait jamais entendue. En regard, chez Harnoncourt les mensurations sont quasi-identiques (hormis une variation 3 empressée) mais la cantilène initiale paraît moins souple, plus heurtée et artificielle ; la fanfare plus schématique et bouffie (1’09), exagérant les sforzandos. Et le flux plus évidé, rigide et apprêté, contendu dans un décorum contrasté et moins naturel.

Pour les deux allegros attacca, impossible de départager les deux concurrents, chacun se défend magistralement. L’attaque du « scherzo » plus leste chez Harnoncourt (blanche pointée à 86 contre 77 pour Les Siècles), anguleux, qui le transforme en danse rustique. Alors que son confrère déploie une reptation velue, étoffée par le legato (même les cors à 0’20, là où les Viennois crépitent staccato). Le Trio (1’38) du Concentus se montre croustillant, alors qu’ici (1’49) survitaminé tant en volume qu’en tempo : dans cet épisode, Roth est plus proactif, malgré l’inertie de ses cordes graves, ce qui lui permet d’achever ce Trio au même minutage que son aîné (3’14). À ceci près que ce dernier pratique très inusuellement la reprise des 236 premières mesures, jusque 6’32. Le retour du premier volet (3’14, donc), picoré de mystérieux pizzicati, nous semble mieux en chair côté français, vers une transition (4’32) amorcée au bord du silence comme y invite l’indication ppp.

Pour le Finale, chaque chef y va de sa copieuse recette, les deux épatent, vigoureux en diable, enfourchant des tempi similaires en chaque section mais pour un effet bien distinct. L’émoustillant Harnoncourt privilégie l’élan, sabre au clair, aiguillonné par son piccolo de janissaire, faisant reluire tout le harnachement de son destrier (les acciacatura de violon mesure 10). Le nerf versus le muscle, la force ascensionnelle versus le char d’assaut. Car Les Siècles privilégient la poussée, cornaquant un palefroi plus sombre et massif, a priori moins agile mais exhorté à l’exploit. Charge de la cavalerie légère pour l’euphorique Concentus, artillerie lourde pour le drapeau tricolore. On ne connait aucune version HIP qui rivaliserait avec ce quadriréacteur à plein gaz, et parmi les « vétérans », il faut en revenir à George Szell (Wiener Philharmoniker, Orfeo, 1969) ou Igor Markevitch (Philips, 1959) pour trouver une propulsion aussi irrésistible. Non une simple motricité, mais la plénitude d’une lame de fond. La hargne des violons et bois, mais surtout l’activisme des voix médianes (trémolos de violons 2 et altos), la compacité des basses expliquent cette densité du déferlement à tous les étages. Au passage, on notera les teintes comateuses que Roth soutire à ces cordes à la mesure 64 (1’29, 3’28 dans la reprise). La relance des trombones du Développement (4’37) manquerait un brin de verve mais les sacqueboutes d’époque ne sauraient briguer l’éclat de leur descendance moderne. Pour la suite, tout n’est que spectacle, émancipation libératrice, jusqu’à la Coda (9’37) où les pupitres culminent en transe : Harnoncourt solennisait les coups de boutoir conclusifs, inhabituellement ralentis ; Roth s’en tient à un martèlement (10’17) conforme à la liesse.

Bilan : les deux maestros sont chacun à leur manière époustouflants dans les mouvements III et IV, mais Harnoncourt manque de pugnacité dans le I et d’invention dans le II, quand Roth en recèle à revendre et conquiert notre préférence. Jordi Savall nous avait récemment séduits par son soleil enthousiaste, ses saveurs méridionales, ses sables dorés. Roth et Les Siècles vous sembleront plus typiquement beethovéniens et au rayon des interprétations « à l’ancienne » tiennent désormais le haut du pavé. Verdict ? : voyez notre titre.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

 

Tags : François-Xavier Roth – Les Siècles 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.