Berio et la quintessence de la voix, avec Lucile Richardot et les Cris de Paris 

par

Luciano Berio (1925-2003). Berio To Sing. Sequenza III pour voix de femme. Cries of London pour huit voix. O King pour voix et cinq instruments. Folk Songs pour mezzo-soprano et sept instruments. Michelle II pour mezzo-soprano, flûte, clarinette, harpe, violon, alto, violoncelle et contrebasse. There is no tune pour chœur de chambre. E si fussi pisci, chanson d’amour sicilienne, pour chœur mixte a cappella. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Les Cris de Paris, direction Geoffroy Jourdain. 2020. Notice en français en anglais. Textes originaux, avec traduction. 58.06. Harmonia Mundi HMM 902647.

Luciano Berio a composé toute une série de Sequenze, chacune d’entre elles étant réservée à un instrument spécifique (flûte, hautbois, harpe, trombone, violon…). Lorsqu’il écrit en 1965 la Sequenza III pour voix de femme, il la destine à celle qui est alors son épouse et sa muse complice, l’extraordinaire Cathy Berberian qui a été pour le compositeur, aux dires de ce dernier, une sorte de second « studio de phonologie ». On trouve cette précision, qui est aussi un vibrant hommage, dans le texte de la notice de ce CD que l’on considérera comme un modèle du genre. Geoffroy Jourdain, qui est à la tête de l’ensemble vocal et instrumental Les Cris de Paris, fondé en 1999, a en effet rédigé un entretien imaginaire posthume : Les propos tenus par Luciano Berio et ses invités sont toutefois véridiques. Ils sont issus d’entretiens, d’interviews, de notices… Cet astucieux travail de compilation recréatrice au cours duquel le compositeur, mais aussi Cathy Berberian ou Federico Fellini, s’expriment et répondent aux questions de Geoffroy  Jourdain, éclaire le rapport avec la voix et au-delà d’elle de l’oralité, rapport que Berio a toujours entretenu de façon intime. Geoffroy  Jourdain définit le contexte de cet entretien fictif qu’il faut lire avant de passer à l’audition du programme : Tout ici, écrit Jourdain, est composite : une « réponse » peut être constituée à partir de quatre ou cinq sources distinctes que plusieurs dizaines d’années séparent parfois, mais je n’ai modifié aucun discours. Ceux-ci proviennent principalement de deux ouvrages dont Jourdain cite les références. Une telle notice est non seulement un document dont on saluera l’intelligence mais aussi le précieux apport. Dans la foulée, on lira aussi, dans les colonnes de Crescendo, l’entretien entre Geoffroy  Jourdain et Pierre-Jean Tribot, en date du 28 avril dernier, autour du présent projet Berio To Sing.

Sequenza III, que Berio définit comme un essai de dramaturgie musicale [qui] d’une certaine façon, […] met en scène le rapport entre l’interprète et sa propre voix, a été servie de façon magistrale et époustouflante par Cathy Berberian qui l’a créée en 1966 à Brême. Le texte, bref, est de Markus Kutter (1925-2005) : Donne-moi quelques mots/pour qu’une femme/puisse chanter une vérité nous permettant/de construire une maison sans s’inquiéter/avant que la nuit tombe. Berio en fait une action vocale désarticulée avec des mots sous formes d’éclats qui sont tout aussi bien décomposés que foisonnants dans un contexte où l’émotion, voire la douleur, sont presque palpables. La mezzo-soprano Lucile Richardot en est une vibrante interprète, dans un investissement déployé en énergie et en virtuosité, mais aussi en inflexions et en nuances fragmentaires fascinantes. L’éclectique cantatrice, que l’on peut retrouver aussi dans des madrigaux de Gesualdo, le Stabat mater de Pergolèse ou dans la scène lyrique Cléopâtre de Berlioz, est comme le fil rouge du disque. On la retrouve parmi les huit voix de la version, révisée en 1976, des Cries of London, sur des textes de caractère populaire récoltés parmi les vendeurs de rues du vieux Londres, imprégnés de l’attrait de Berio pour les chants des marchands siciliens, les abbagnate. D’abord conçu pour les King’s Singers, puis enregistré pour Decca en 1990 par les Swingle Singers, cet exercice de caractérisation musicalement dramatique est ici organisé dans une atmosphère vocale solidairement collective qui n’est pas sans rappeler l’esprit des cris des marchés de Paris immortalisés par Clément Janequin. 

Lucile Richardot est encore présente dans les Folk Songs de 1964 pour mezzo-soprano et sept instruments, que Berio présente ainsi dans l’entretien imaginaire : il s’agit essentiellement d’une anthologie de onze chansons populaires (ou prétendues telles) de différentes origines […] Une déclaration d’amour ou un hymne évangélique des Etats-Unis, un hommage arménien à la lune, les confidences d’un amoureux à un rossignolet pour la France, une invocation à la Vierge ou une mise en garde contre les excès de l’amour pour l’Italie, un amour malheureux avec un rossignol triste pour la Sardaigne, une bourrée montagnarde auvergnate ou un mélange d’air azéri et soviétique, forment un éventail « à la manière de Berio » qui a en quelque sorte actualisé les racines de chacune de ces courtes chansons, soutenues par les instrument (cordes, flûte, clarinette…) avec un raffinement constant. Lucile Richardot est à l’aise dans chacune de ces délicieuses évocations, qu’elle colore avec un goût très sûr, s’appropriant chaque air tout en lui rendant son essence première. Du grand art ! Le programme est complété par de courtes pages imaginatives : There is no tune pour chœur de chambre (1994) et la chanson d’amour sicilienne E si fussi pisci pour chœur mixte a cappella (2002). On trouve encore O King (1968) pour voix et cinq instruments, un émouvant hommage à Martin Luther King sous la forme d’un exercice phonétique sur son seul nom, où la voix doit sonner avec la même intensité que les instruments. Mission ici parfaitement accomplie. On aura enfin une petite larme à l’œil en écoutant Michelle II (1965-67) sur des paroles de John Lennon et Paul McCartney, qui rappellent bien des souvenirs à la génération de la deuxième moitié des années Soixante.

Ce parcours dans l’œuvre vocale de Berio, aux facettes si variées, à la fois tendres et divertissantes, captivantes et multicolores, passionnées ou exploratoires, est une vraie réussite. Enregistré en 2020 au studio de l’Orchestre National d’Ile-de-France à Alfortville, il propose un portrait passionnant de ce créateur auquel on laissera le dernier mot, sous la forme d’une confidence (posthume) à Geoffroy Jourdain : La voix est le phénomène le plus riche du monde

Pour écouter : https://lnk.to/beriotosing

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

https://www.crescendo-magazine.be/geoffroy-jourdain-berio-a-chanter/

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