"Blindekuh", une opérette de Johann Strauss II en première discographique mondiale

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Johann Strauss II (1825-1899) : Blindekuh, opérette en trois actes. Robert Davidson, baryton-basse ; Kirsten C. Kunkle, Martina Bortolotti et Andrea Chudak, sopranos ; Roman Pichler, James Bowers, Daniel Schliewa et Julian Rohde, ténors ; Emily K. Byrne, mezzo-soprano. Chœurs et Orchestre Philharmonique de Sofia, direction Dario Salvi. 2020. Livret en anglais. 105.11. Naxos 8.660434-35 (2 CD).

La sixième opérette de Johann Strauss fils, Blindekuh (littéralement « Vache aveugle ») est la moins connue de la série. Sur un livret de Rudolf Kneisel (1832-1899), d’après une comédie du même auteur écrite trois ans auparavant, elle a été créée le 18 décembre 1878 à Vienne, cette première ayant été retardée par le décès de l’épouse de Strauss, Henrietta « Jeffy » Treffz, victime d’une crise cardiaque à l’âge de 59 ans. Le mariage avait eu lieu en 1862, et c’est Henrietta, mezzo-soprano, qui avait poussé son mari à écrire des pièces lyriques. Le compositeur se remaria très vite : sept semaines après la disparition de « Jeffy », il épousait Angelika Diettrich, de trente ans sa cadette (la défunte avait sept ans de plus que lui). La réception de l’œuvre ne fut pas glorieuse, et il n’y eut que seize représentations, avant une reprise en Hongrie l’année suivante. Puis elle sombra dans l’oubli. Seule l’Ouverture, qui avait sa propre existence depuis qu’elle avait été jouée lors d’un concert de charité préalable à la scène, conserva une place au répertoire des orchestres straussiens.

Le label Naxos n’en est pas à sa première production de partitions lyriques peu connues de l’auteur du Beau Danube bleu. On trouve déjà à son catalogue les plus tardives Fürstin Ninetta (1893), Jakuba (1894) ou Die Göttin der Vernunft (1897). Celle qui nous occupe, Blindekuh, vient après une période féconde qui a vu se succéder Die Fledermaus (1874), Cagliostro in Wien (1875) et Prinz Mathusalem (1877). Revenons à ce titre amusant : Blindekuh est la traduction allemande pour le « Jeu de l’homme aveugle », apparu en Angleterre lors de la période Tudor et qui était joué notamment à la cour de Henry VIII, l’un des partenaires ayant les yeux bandés. Le livret de Rudolf Kneisel ne brille pas par son originalité ni par sa qualité : dans la maison de campagne d’un riche propriétaire, il est question de quiproquos, de jalousies, de fausses identités, de dettes à recouvrir, mais aussi de botanique et de considérations florales ; le fameux « jeu de l’homme aveugle » intervient à la fin de l’Acte II. A cette maigre trame, qui n’est pas pire que dans d’autres opérettes du répertoire, Strauss injecte de bien agréables mélodies dont la verve se révèle parfois des plus heureuses, avec à la clef des polkas, des mazurkas, des valses et des marches, dont celle du titre n’est pas la moins entraînante. On y retrouve des pages connues, retirées de l’opérette selon l’habitude de Strauss et adaptées, comme la Pariser-Polka op. 382 ou l’Opern-Maskenball-Quadrille op. 384, mais aussi la belle valse Kennst du mich ? op. 381, que Ralph Benatzky reprendra en 1928 dans son opérette Casanova. La dominante est la fraîcheur et la finesse, et l’on se laisse aller à tomber sous le charme de maint passages délicieux, séduisants ou chaleureux. 

Nonobstant, Blindekuh est tombée dans l’oubli, et c’est une version de concert qui la ressuscite, à l’occasion d’un enregistrement public réalisé au Bulgaria Hall de Sofia lors de représentations données du 7 au 13 juin 2019. Les Chœurs et l’Orchestre de la Philharmonie de Sofia sont conduits par le chef anglo-italien Dario Salvi, qui est aussi musicologue. Passionné par les répertoires moins fréquentés, il a rendu la vie à des partitions de Franz von Suppé, Meyerbeer (des œuvres sacrées) ou Auber ; pour ce dernier, il a entamé pour le label Naxos une anthologie de ses ouvertures. Il se consacre aussi au ballet : Minkus, Pugni ou Adolphe Adam ont connu un nouvel éclairage grâce à lui. Dans Blindekuh, Dario Salvi fait la preuve de sa compréhension d’une musique qui réclame un dosage des couleurs, des nuances à la fois délicates, tendres et des rythmes enlevés. Son tempo permet aux jolies mélodies straussiennes de se déployer avec élégance et une dose d’humour toujours présent.

Le plateau vocal, varié et engagé, se prête au jeu avec efficacité. On relèvera les noms du baryton-basse américain Robert Davidson dans le rôle du propriétaire terrien Herr Scholle, des sopranos Kirsten C. Kunkle, elle aussi Américaine, dans le personnage de sa femme Arabella, ou Martina Bortolotti, Italienne au timbre soyeux qui a déjà chanté sous la direction de Riccardo Muti ou Donato Renzetti. Sans pouvoir citer tous les intervenants, on épinglera encore la vaillance du ténor Roman Pichler, issu du sud du Tyrol et qui remporta en son temps le Concours de chant Tagliavini, et la soprano allemande Andrea Chudak dont les airs sont des moments de plaisir subtil. Tout cela est en fin de compte bien agréable à écouter, même si l’on aurait aimé que Naxos se donne la peine de quelques commentaires à destination du marché français. On peut aussi rêver à ces fameuses distributions qui ont par le passé placé au pinacle les opérettes les plus célèbres de Johann Strauss II. Mais ne boudons pas notre plaisir, celui de la découverte. Elle est charmante et ravira les amateurs du genre, dont nous faisons partie.

Son : 8   Livret : 9   Répertoire : 8  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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