Boismortier par le Neumeyer Consort : le trésor de l’apparence

par

Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) : Trios, Quatuors et Concerto opus 34 & 37. Felix Koch, Neumeyer Consort. Mai 2019. Livret en allemand et anglais. TT 72’34. Christophorus CHR 77450

Il arrive que les anthologies dix-huitiémistes nous régalent l’oreille d’un opus de Boismortier, par exemple le fabuleux French Baroque Concertos de Musica Antica Köln (Archiv Produktion, 1983). Pour les Trios et Quatuors, rares sont les disques entièrement consacrés à ce compositeur qu’on qualifie parfois de « Telemann français », tant pour son esthétique que son abondance. « Je gagne de l'argent » aurait rétorqué Boismortier à ceux qui lui reprochaient sa prolixité et son indulgence d'écriture. Comprendre qu'il pouvait se permettre de vivre de la vente de ses partitions sans dépendre des subsides de la Cour ou des caprices d'un commanditaire. Il savait s’adapter à la technique d'un public amateur et à différentes conditions d’exécution, par la modularité des combinaisons instrumentales. Lesquelles savaient s'ouvrir aux instruments à la mode tel que le traverso. Cet opportunisme influença certainement le style agréable de ces œuvres, mais relève aussi d’une réelle difficulté de conception : que la partition sonne aussi bien quel que soit l’instrument choisi pour le dessus, pour la basse. Cette latitude, le Neumeyer Consort s’en est emparé ! L’opus 34 prévoit trois flûtes traversières, violons « ou autres instruments ». L’ensemble La Fontegara Amsterdam (Globe, 1989) dispensait un drapé homogène de trois flûtes mais ici nos musiciens justifient ce qu’on gagne à mixer les dispositifs : ils ont retenu trois configurations pour ces quatuors. Le hautbois en fait toujours partie, associé à violon, flûte à bec ou traverso selon des assemblages qui satisfont toutes les possibilités de la combinatoire, même à trois vents. 

Le Neumeyer Consort s’est montré encore plus fertile pour les Trios de l’opus 37, en essayant une silhouette différente pour chacune des cinq Sonates : outre les alliances violon-violoncelle, traverso-gambe et hautbois-basson prévues sur la couverture de la partition, l’équipe propose traverso-basson et hautbois-violoncelle. Le continuo repose sur clavier (Markus Stein à l’orgue ou clavecin) et violoncelle, Daniela Wartenberg prêtant main-forte pour les options avec viole ou violoncelle soliste. Le Concerto en mi mineur est joué dans sa nomenclature originelle (flûte, violon, hautbois, basson). Le programme alterne ensuite Trios et Quatuors. Ce constant renouvellement des effectifs contribue à écarter toute lassitude.

Et s’ennuyer, aucunement ne le risque-t-on ! Car l’interprétation est de haute volée. L’album que nous tenons là s’avère le plus enthousiasmant depuis celui du Petit Trianon (Ricercar, septembre 2015) et peut-être le plus réussi qu’offre la discographie de ce répertoire. Dans les mouvements vifs, les interactions révèlent l’aguerrissement de cet ensemble fondé en 2007. La technique de jeu est souveraine, incluant celle du tout jeune Lukas Rizzi (à l’âge du lycée, invité dans le cadre de l’Académie du Neumeyer) qui tient la flûte à bec quand Charlotte Schmidt-Berger prend le traverso. L’éloquence se veut claire et châtiée, élégante sans afféterie. Plus classiciste que Rococo. Une leçon qui accrédite les vertus de la netteté, sans besoin de ruban ou parfums à sa toilette. L’approche des adagios et largos résiste à l’italianisme et distille un lyrisme émaillé et continent. Les seules coquetteries nous viennent non du subtil violon de Barbara Mauch-Heinke mais du délicieux basson de Barbara Meditz, irrésistible. Heureux mariage des timbres et des volumes, sans qu’aucun ne dépare la respiration chambriste. Même le hautbois, dont les anches pourraient gouailler sans les soins raffinés d’Ina Stock. Bref, la production du discours offre un modèle de connivence et de sain métabolisme. D’autant que l’acoustique profite d’une superbe captation : une finesse et une transparence exceptionnelles, qui magnifie le caractère de chaque instrument sans en amoindrir ni épaissir aucun, restitués dans leur troublante présence.

Dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (1780), Jean-Benjamin de La Borde avouait avec condescendance qu’en écumant la centaine d’œuvres de Boismortier, on trouverait de quoi couler un lingot. Dans ces opus 34 et 37, les orpailleurs du Neumeyer Consort semblent n’avoir tamisé que pépites. Même en écoutant les paysages ésotériques qu’il distille dans l’Adagio opus 34 no3, on n’ira pas jusqu’à écrire que notre cénacle découvre ni invente une profondeur à cette musique en toile de Jouy, pétrie en stuc et vouée à la galanterie de salon. Non ce disque fait mieux que cela : il cisèle quarante-deux instants de grâce et nous convainc incessamment combien la superficialité peut nous combler d’un luxe nécessaire. Et dont les lettres de noblesse révèlent le génie esthétique d’une époque, ainsi que quelques vérités trop émergées pour qu’on en savoure l’essence, accréditant le faux-semblant démasqué par Oscar Wilde : « il n’y a que les esprits légers pour ne pas juger sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, et non l’invisible ». Nous avons entendu et réentendu ce CD une dizaine de fois sans parvenir à en épuiser les charmes fragiles et puissants. Sans être enfouis, les plus prodigieux butins sont peut-être ceux qui s’affichent insolemment au regard et pourtant ne se laissent saisir. Choisir un des plus beaux Chardin comme illustration de couverture était en soi une preuve du meilleur goût, que ces soixante-douze minutes confirment sans relâche.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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