Dossiers

Un sujet musical abordé selon différents points de vus et, souvent, différents auteurs.

La sincérité au cœur de la musique : rencontre avec la violoncelliste Emmanuelle Bertrand

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La violoncelliste Emmanuelle Bertrand et l’Orchestre National de Bretagne ont récemment sorti du silence le sublime, et même pianistique, Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll. Au cours de  notre entretien, nous avons aussi abordé le rôle de musicien dans la société, les 20 ans de son duo avec Pascal Amoyel, toujours d’une sincérité musicale absolue, et son rôle de pédagogue.  

Quelle est l’histoire de votre rencontre avec le Concerto pour violoncelle de Marie Jaëll ? Dans une interview accordée à l’Orchestre National de Bretagne, vous avez évoqué votre sœur Florence Badol-Bertrand (la musicologue et personnalité hors norme qui nous a quittés en décembre 2020), comme à l’origine de cette aventure musicale.

Nous avons toujours eu beaucoup de plaisir à collaborer sur différents projets, et la personnalité de Marie Jaëll était un sujet d’échange. J’ai une grande pile d’œuvres que je m’apprête à jouer un jour et le Concerto de Marie Jaëll en faisait partie. Florence (qui de son côté s’est beaucoup intéressée à Hélène de Montgeroult mais qui a aussi croisé Marie Jaëll et nombre d’autres compositrices) m’a incitée à jouer ce concerto. Nous l'avons donc programmé d’abord avec l’Orchestre de Saint-Étienne, notre ville d’attache. Ce premier concert m’a permis de mesurer à quel point l’œuvre méritait qu’on la diffuse davantage. Je l’ai alors présentée à Marc Feldman, l’administrateur de l’Orchestre National de Bretagne.
Cette captation s’est déroulée dans le contexte que nous connaissons tous. Lorsque des musiciens se retrouvent pour jouer ensemble, il se passe quelque chose de particulier. Actuellement, c’est même devenu un privilège. 

Nous sommes encore parfois étonnés qu’une pianiste virtuose comme Marie Jaëll compose pour un autre instrument (une démarche inverse de celle de Chopin ou de Liszt qui n’ont quasi écrit que pour leur instrument, le piano). Mais vous avez évoqué l’écriture parfois pianistique de ce concerto. Comment cela se traduit-il ? Est-ce que le Concerto de Marie Jaëll « tombe bien » dans les doigts ? 

Oui, magnifiquement bien, même s’il est redoutable et nécessite du temps de préparation pour ses passages d’une grande vélocité. On y sent l’intelligence instrumentale et sensible de la compositrice. Pourtant, je ne pourrais pas le comparer à quoi que ce soit d’autre dans le répertoire. Il y a des modes de jeu qui sont singuliers, notamment dans les passages les plus virtuoses, que je n’ai pas retrouvé ailleurs et qui sont très proches de l’écriture du piano.

Justin Taylor et Rameau, une affaire de famille 

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La scène actuelle du clavecin est des plus dynamiques avec une affirmation de jeunes talents exceptionnels. Dans ce cadre, il faut saluer les albums du jeune Justin Taylor qui allient pertinence éditoriale et excellence musicale. Alors qu’il sort chez Alpha un enregistrement consacré à la famille Rameau, le jeune homme répond à nos questions.  

Votre nouvel album est placé sous le signe de la famille Rameau. Ce nouveau disque vient après un album consacré à la famille Forqueray. Qu’est-ce qui vous attire dans ces “affaires de famille” musicales ? 

Quand je travaille sur un nouveau projet, j'essaye de m'approcher le plus possible du compositeur : par une vision la plus large possible de ses œuvres bien sûr, mais aussi par une approche plus personnelle, en essayant de connaître l'homme derrière le compositeur, de rentrer dans son intimité. Les 300 ans qui nous séparent de l'époque baroque créent une distance : on a du mal à s'imaginer Rameau se lever, accorder son clavecin, jouer avec d'autres musiciens, noter une idée musicale qui prend forme... Ce portrait familial permet de replacer l'oeuvre de Rameau dans son contexte : le jeune Jean-Philippe qui apprend très tôt la musique avec son petit frère Claude, l'éducation musicale que le couple Rameau (sa femme, Marie-Louise Mangot, était musicienne et chanteuse) lègue à leur fils Claude-François et leur neveu Lazare... Tout cet arrière-plan familial et musical a fécondé l'inspiration de Rameau, et c'est ce qui m'a attiré dans cette Famille Rameau !

Si l’on connaît bien les œuvres de Jean-Philippe Rameau, les partitions de Claude-François Rameau et Lazare Rameau sont complètement méconnues. Quelles sont leurs particularités stylistiques ? 

Le Menuet Barosais de Claude Rameau (son frère) est intimement lié aux origines dijonnaises de la famille. Sur une place de Dijon se trouve une statue de « Bareuzai », vigneron qui portait des « bas rosés » (la couleur, pas le vin!). Aujourd'hui ce terme est un sobriquet que l'on donne aux vignerons de Dijon, c'est l'esprit de cette courte pièce extrait d'une cantatille !

La Forcray de Claude-François Rameau (fils de l'illustre compositeur) est une pièce virtuose et exaltée. C'est aussi le témoin de la popularité du genre de la « pièce-hommage ». En effet, durant l'époque baroque, ces hommages sont très fréquents : rappelons par exemple La Superbe ou La Forqueray composée par François Couperin, ou La Rameau composée par Forqueray. Ces hommages nous initient à l'univers du dédicataire. Ici, on découvre un Forqueray fougueux, espiègle, joueur !

Les sonates de Lazare Rameau ont été publiées en 1788 et sont très influencées par le nouveau style classique venu des pays germaniques. Ce Rondo Grazioso, tantôt Majeur, tantôt mineur, nous fait profiter de la fantaisie classique que l'on a peu souvent l'habitude d'entendre au clavecin.

Ben Goldscheider, sur les traces de Dennis Brain

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Cette année, le monde de la musique célèbre le Centenaire de la naissance du corniste Dennis Brain. Décédé prématurément dans un accident de la route en 1957, le musicien britannique est toujours considéré comme le plus grand praticien du cor d’harmonie de l’Histoire de l’Instrument. Il est un modèle  absolu pour tout corniste et il ne cesse d’inspirer toutes les générations. Dans ce cadre, le brillant et jeune corniste anglais Ben Goldscheider lui consacre un album en hommage. 

Dennis Brain est né il y a 100 ans. Pourquoi est-il toujours aussi important dans l'histoire du cor français ? En quoi reste-t-il une sorte de modèle absolu pour toutes les nouvelles générations de cornistes ? 

L'importance durable de Dennis Brain réside dans le travail qu'il a effectué avec les compositeurs de son époque ainsi que dans le fait qu'il a popularisé le cor en tant qu'instrument solo. Ses collaborations avec des musiciens tels que Benjamin Britten et Sir Malcolm Arnold, par exemple, ont ouvert de nouvelles voies pour l'instrument, qui ont perduré jusqu'à aujourd'hui. La période romantique a été plutôt stérile, tant en termes de compositions solistes pour le cor que de cornistes jouant en tant que solistes. Ce que Brain a fait, c'est raviver l'excitation autour du cor que l'on avait connue à l'époque de Mozart, Beethoven et Haydn, en attirant l'attention sur l'instrument non seulement comme "l'âme de l'orchestre" comme le décrivait Schumann, mais aussi comme instrument soliste. À cet égard, ma carrière personnelle a été fortement influencée et inspirée par son héritage.

On lit souvent que Denis Brain est le fondateur de l'école anglaise de cor. Cette notion d'école anglaise a-t-elle un sens pour vous ? Si votre réponse est "oui", quelles seraient les caractéristiques de l'école de cor anglaise ? 

Oui, absolument ! L'école de cor anglaise a une lignée de joueurs tout à fait remarquable. Il n'y avait pas seulement Dennis Brain, il y avait aussi Barry Tuckwell, Richard Watkins, Michael Thompson et David Pyatt, pour n'en citer que quelques-uns. Ce qui unit vraiment ce groupe de musiciens, c'est la remarquable personnalité et le caractère qu'ils avaient dans leur jeu. Ce ne peut être une coïncidence si Hollywood s'est tourné vers Londres pour ses célèbres sons de cor !

Aline Piboule, pianiste exploratrice du répertoire 

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La pianiste Aline Piboule fait paraître un album consacré à des raretés du répertoire pianistique français composées par Gustave Samazeuilh, Abel Decaux, Pierre-Octave Ferroud et Louis Aubert. Cet album est publié par le label du Printemps des Arts de Monaco, qui, passant les difficultés, continue de proposer des parutions et des concerts alléchants malgré la situation. 

Vous publiez un album consacré à des œuvres pour piano des plus rares, de Gustave Samazeuilh, Abel Decaux, Pierre-Octave Ferroud et Louis Aubert. Comment avez-vous conçu ce programme ? 

J'adore passer des heures sur internet à chercher des musiques peu jouées, à les déchiffrer, à concevoir des programmes sortant de l'ordinaire, à mélanger classique et contemporain, à tisser des liens peu évidents au premier abord entre les oeuvres... Mais, rendons à César ce qui lui appartient : le programme de ce disque a été conçu par Marc Monnet, compositeur et directeur artistique du festival le Printemps des Arts de Monte-Carlo ! Nous avons en commun cette envie qu'il n'y ait pas de frontières dans l'écoute de la musique, d'habituer les publics à écouter de tout et à continuer de défricher des sentiers peu arpentés. Il connaissait mon intérêt tout particulier pour la musique française (trois de mes disques lui sont consacrés !) et il m'en a donc proposé l'interprétation. Le projet était un récital à l'Opéra Garnier de Monaco pour l'édition 2020 du Printemps des Arts, puis de l'enregistrer à l'Auditorium Rainier 3 quelques mois plus tard. Je connaissais certaines partitions pour les avoir écoutées il y a longtemps mais d'autres, comme les pièces de Ferroud, m'étaient totalement inconnues. Une grande découverte ! 

Ces compositeurs sont restés dans l’ombre de leurs contemporains célèbres : Ravel, Debussy, Poulenc... Quelles sont les caractéristiques stylistiques de ces différentes partitions ? 

Ces compositeurs de l'ombre participaient à la vie musicale de leur époque et ils étaient sûrement moins méconnus qu'aujourd’hui. Ils ont même sûrement influencé des confrères de leur temps que nous considérons désormais comme des génies. Je pense que leurs écrits ont tout à fait pu infuser dans d'autres partitions. 

C'est un programme très riche car ces compositeurs n'ont pas du tout le même langage ni le même univers !  La musique qui me fascine le plus sur cet album est celle de Decaux, un organiste qui n'a quasi écrit que ces Clairs de lune. Un chef-d'œuvre ! C'est une musique qui me fait penser au romantisme noir en peinture, l'ambiance est inquiétante, presque morbide. On entend tout en noir et blanc ! On est presque assourdis par les douze coups de minuit dans l'extrême grave du piano dans Minuit passe, on a la sensation affreuse d'être suivi dans La ruelle, nous nous retrouvons bien seuls dans Le Cimetière, face à cette montée extraordinaire de la lune dans le ciel, quand tout devient lumineux mais toujours en noir et blanc. Dans La mer, nous ne sommes loin d'être dans De l'aube à midi sur la mer (La mer de Debussy) avec ses multiples éclats de lumière ; ici la lune n’éclaire une mer sombre et opaque que très fugitivement. C'est l'époque de la découverte de la psychanalyse, de l'inconscient, et je ne sais pas si Decaux connaissait les écrits de Freud, mais l'univers de sa musique esthypnotique, impalpable et nous emmène dans les profondeurs. Il a été visionnaire dans son écriture quand on pense que le Pierrot lunaire de Schönberg a été écrit une dizaine d'année plus tard. Mais il ne faut pas oublier que le premier à avoir semé la graine de l'atonalisme, bien plus tôt, était Franz Liszt ! La Lugubre gondole date de 1882-83 ! Qui sait ce qu'aurait écrit Liszt s'il avait vécu encore un peu... Et qui sait, au fond, pourquoi Abel Decaux n'a pas souhaité continuer de composer après ses Clairs de lune

Dans un tout autre genre, Pierre-Octave Ferroud a écrit les trois Types qui sont des caricatures : le Vieux beau, la Bourgeoise de qualité, et le Businessman.  C'est une musique à la fois drôle dans le caractère et très complexe d'un point de vue de l'écriture !

Samazeuilh et Aubert ont écrit des musiques plus impressionnistes. Pour moi, le premier serait dans la lignée de César Franck, à la lumière orientalisante, et le deuxième de Franz Liszt. Les couleurs, la lumière, la nature priment. 

Bruno Monsaingeon à propos d’Hephzibah Menuhin

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Alors que le coffret que Warner a consacré à Hephzibah Menuhin est un événement éditorial et artistique majeur de ce début d'année 2021, Crescendo Magazine a eu l’opportunité d’échanger avec Bruno Monsaingeon. Réalisateur multi-primé pour ses films sur la musique, Bruno Monsaingeon était un ami de la grande musicienne. Il est également la cheville ouvrière de ce coffret.    

Vous avez bien connu Hephzibah Menuhin. Comment l'avez-vous rencontrée ?  Que retenez-vous de sa personnalité ? 

Je ne sais même plus quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Il me semble l’avoir toujours connue. C’est la personnalité féminine la plus rayonnante, la plus généreuse qu’il m’ait été donné de fréquenter.  

Comment pouvez-vous définir son jeu ? 

Un jeu d’une solidité à toute épreuve, parfaitement naturel et spontané, alors qu’il est évidemment prodigieusement étayé intellectuellement. 

A titre d’exemple: j’ai récemment effectué le montage de la  Sonate n°2 de Schumann datant de 1959, donc plus de 60 ans après son enregistrement ; un enregistrement qui non  seulement n’avait pas été publié, mais même pas monté. Il y avait là de nombreuses prises et reprises, en tout une bonne dizaine d’heures de matériau brut. 

A leur écoute attentive, je n’ai pas détecté une seule fausse note, ni même une note approximative,de la part de Hephzibah. Seul Glenn Gould (avec lequel j’ai eu le bonheur de travailler pendant dix ans) était capable de pareil exploit.

En l’entendant jouer avec la perfection naturelle qui était la sienne, et sans la moindre exagération, on avait le sentiment qu’elle était émerveillée et nous murmurait en toute humilité: “Ecoutez la beauté éternelle de cette musique, ouvrez vos oreilles et votre coeur, c’est cette beauté que je veux partager avec vous. Laissez-moi vous la confier”. 

Le Concert Impromptu : Villa-Lobos et un grand bol d'air de musiques

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Pilier de la scène musicale française, le quintette  à vents le Concert Impromptu fait paraître un superbe album consacré aux oeuvres pour vents d'Heitor Villa-Lobos (Coriolan). Crescendo Magazine rencontre  le flûtiste Yves Charpentier, également fondateur de ce groupe de musiciens qui se plait à ouvrir des horizons et s'affranchir des frontières.

Bien que Francophile et lié à Paris où il a vécu plusieurs années, Heitor Villa-Lobos ne figure que trop rarement au programme des disques et des concerts dans les pays francophones d’Europe, et sa musique de chambre est encore moins connue. Dès lors, qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer cet album qui lui est dédié ? 

Depuis longtemps, nous jouons la musique de Villa-Lobos en concert et le plus souvent par cœur. Pour l’apprendre et la domestiquer, nous avons donc « mastiqué » cette musique et nous l’avons métabolisée d’une façon très vivante grâce au lien entre les œuvres, les interprètes et le public. L’idée d’en graver un album est l’aboutissement naturel de cette expérience.

Villa-Lobos semble avoir un sens naturel pour composer pour les instruments à vents. Est-ce que cette science particulière lui vient de sa connaissance du chôros populaire ? 

Oui, bien sûr, Villa-Lobos ressent l’écriture pour les vents de manière simple, instantanée, sans doute parce qu’il était un peu clarinettiste mais aussi grâce à ses aventures de musicien de rue très tôt dans sa vie : il jouait de la guitare, chantait les fameux Chôros des différentes régions du Brésil, de Rio jusqu’au Nordeste. L’assurance de sa ligne mélodique et son instinct lyrique résultent peut-être aussi de l’alliance secrète entre l’éducation musicale rigoureuse de son père et le désir d’émancipation de Villa-Lobos à la mort de celui-ci.

Lors d’un entretien, le chef d’orchestre brésilien Isaac Karabtchevsky, qui a enregistré les symphonies de Villa-Lobos, nous déclarait que des musiciens brésiliens étaient une valeur ajoutée pour comprendre l’esprit de sa musique “l’interprète ne peut pas se limiter aux notes, il faut trouver ce qui est caché dans cette écriture foisonnante”. Qu’en pensez-vous ?  

Une interprétation de Villa-Lobos par des musiciens brésiliens recèle certainement une aura particulière, due à la compréhension par infusion -par la langue, par le regard, par la danse…- de la cosmogonie du Brésil. Isaac Karabtchevsky nous parle aussi de ce qui est caché dans cette écriture : nous avons en effet recherché les synesthésies, ce qui nous parlait au-delà du solfège et dans la relation de Villa-Lobos à l’écriture sophistiquée de Jean-Sébastien Bach.

Ivan Repusic, chef d’orchestre 

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Le chef d’orchestre croate Ivan Repusic est le récipiendaire d’un International Classical Music Award, dans la catégorie musique chorale, pour son enregistrement de l’émouvant Requiem glagolitique croate d'Igor Kuljeric et de l'Hymne à la liberté de Jakov Gotovac, publié par BR Klassik. Sanda Vojkovic, membre du jury, a rencontré ce musicien au curriculum impressionnant : chef de l'Orchestre de la Radio de Munich (Münchner Rundfunkorchester) et de l’Orchestre de Chambre de Zadar, et chef invité du Deutsche Oper Berlin,

Vous êtes à la fois le responsable éditorial et le chef d’orchestre de cet album consacré à des oeuvres de Kuljeric et Gotovac. Que représente ce prix des ICMA pour vous ? 

Le prix apporte avant tout un sentiment de satisfaction et de fierté, mais pas tant une fierté personnelle que la fierté que deux compositions vocales croates aient remporté ce prix, et dans une interprétation internationale, ce qui lui donne une importance particulière et me procure un immense plaisir. 

D'autre part, c'est aussi le résultat d'une coopération réussie entre la radio bavaroise, le Ministère de la Culture et des Médias de la République de Croatie, la ville de Zagreb et la salle de concert Vatroslav Lisinski, car le projet a été introduit à Munich et à Zagreb à l'époque où la Croatie présidait le Conseil de l'Union européenne.

Pourquoi avez-vous choisi le Requiem glagolitique croate de Kuljeric ? Que signifie cette oeuvre pour vous en tant qu'artiste ?

Pour moi, le choix de cette oeuvre a été très émotionnel car je connaissais Igor Kuljeric et sa famille et, quand j'étais enfant, je suis allé à la première à Zadar. Pendant la préparation de cet enregistrement, j'ai communiqué en permanence avec Vanja Kuljeric, la femme d'Igor. Je suis aussi allé au Monastère de Saint-Michel où Antun Dolicki a trouvé un vieux texte croate du requiem dont Kuljeric s'est inspiré pour la composition. Je voulais être extrêmement bien préparé pour donner une interprétation exemplaire de cette étonnante composition.

Michael Tilson Thomas à propos d’Alban Berg et de la musique 

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On ne présente plus Michael Tilson Thomas ! “MTT” est l’un des chefs d’orchestre les plus importants de notre époque ! Ce musicien visionnaire, fondateur et directeur musical du New World Symphony, académie d’orchestre qui encadre les futurs virtuoses des orchestres étasuniens, publie un album Alban Berg qui fera date ! Il retrouve à cette occasion le San Francisco Symphony Orchestra dont il fut le directeur musical entre 1995 et 2020. C’est lors de ce mandat acclamé qu’il fonda SFS Media, le label de la phalange californienne qui publie cet enregistrement. 

Ce nouvel enregistrement propose trois partitions d’Alban Berg : le célèbre Concerto pour violon avec Gil Shaham en soliste, les Sept lieder de jeunesse (chantés par Susanna Phillips) et les Trois pièces pour orchestre. Comment avez-vous choisi ce trio de partitions ?  

Ces partitions représentent une grande partie de ma vie. J'ai grandi et étudié à Los Angeles et, à cette époque, la vie musicale californienne était dominée par deux immenses figures qui y habitaient : Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg. L’influence de Schoenberg sur la scène musicale locale faisait rayonner sa musique mais aussi celle de Webern et de Berg. De plus, j’ai très tôt été attiré par la musique d’Alban Berg. J’ai aussi eu la chance d’accompagner le soliste Henryk Szeryng dans le Concerto pour violon de Berg et on sait qu’il était un immense praticien de cette pièce. Ce fut une formidable expérience pour le jeune homme que j’étais. Et quelques années plus tard, à Boston, j’ai eu l’incroyable opportunité de rencontrer le violoniste Louis Krasner, commanditaire et créateur du concerto de Berg et aussi de celui du Concerto pour violon Schoenberg et j’ai pu parler avec lui de ces partitions. 

Alors pour moi, la musique d’Alban Berg et, en particulier, le Concerto pour violon sont une part de mon identité de musicien. Le concerto de Berg est autant pour moi une partie de mon répertoire que peut l’être celui bien plus classique de Max Bruch pour d’autres musiciens ! 

Vous êtes un grand spécialiste de Mahler ! Vous avez enregistré toutes les symphonies et les partitions vocales avec le San Francisco Symphony. Quels sont les liens entre Mahler et Berg ? 

Il y a naturellement des liens entre Mahler et Berg. Certaines partitions comme les Trois pièces pour orchestre sont écrites comme une sorte de mémorial à Mahler. Schoenberg a été le professeur d’Alban Berg, il lui a ouvert les perspectives de l’écriture dodécaphonique, mais Berg compose toujours avec une attention plus humaine là où Schoenberg était très concentré sur la structure. Ne négligeons pas non plus l’influence de Debussy ! En effet, Debussy était l’un des compositeurs les plus joués par la Société d'Exécutions Musicales Privées qui animait alors Vienne et dont Berg était l’un des fidèles. Schoenberg mettait Berg en garde de trop s'orienter vers le style de Debussy. La musique de Berg revêt également un aspect presque envoûtant avec des moments purement magiques, le compositeur peut créer un matériau extrêmement beau à partir de la technique de composition en douze tons. Certains passages du Concerto pour violon sont purement fabuleux et vous touchent directement au coeur.

Michael Jarrell, compositeur 

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Le compositeur suisse Michael Jarrell assure la présidence du Concours de composition de Bâle qui se déroule du 4 au 7 mars. Dédié à la mémoire du mécène et musicien Paul Sacher, ce concours, au jury prestigieux, a la particularité de ne pas imposer de limite d’âge aux candidats. Crescendo Magazine rencontre le compositeur alors que paraît également un superbe album monographique avec trois de ses partitions interprétées par l’Orchestre National des Pays de la Loire sous la direction de Pascal Rophé.

Vous êtes président du jury du Concours de composition de Bâle, qu’est-ce qui vous a motivé à accepter cette fonction ? 

C’est très simple, en 2017, pour la première édition du concours, j’ai été invité aux côtés d’autres compositeurs dont Oliver Knussen à être membre du jury sous la présidence de Wolfgang Rihm. Malheureusement, tous deux, pour des raisons de santé, ont dû annuler leur participation. C’est alors que WR m’a demandé de reprendre la présidence, ce que j’ai accepté, entre autres, par amitié.

Ce concours est un hommage à la figure de Paul Sacher, mécène et musicien bâlois qui a marqué le XXe siècle. En quoi la figure de Paul Sacher est-elle une inspiration et un modèle pour notre époque ? 

Paul Sacher et sa femme ont toujours soutenu la création, que ce soit en musique ou dans les arts visuels. C’était pour eux une évidence. En ce sens, ils sont une source d’inspiration et un modèle pour notre époque qui a énormément besoin de beauté et d’empathie.

Dans ce concours, il n’y a pas de limite d’âge. Le jeunisme est-il incompatible avec l’art de la composition ? 

Ne pas fixer de limite d’âge est une des particularités de ce concours. L’idée d’une compétition de composition est évidemment de soutenir les jeunes talents, de découvrir et faire connaître de nouvelles personnalités et de donner à ces compositeurs la possibilité d’entendre ce qu’ils ont écrit. 

L’âge n’est pourtant pas toujours un critère pertinent : si quelqu’un aborde l’écriture musicale à un âge déjà avancé, il est possible de le considérer comme un jeune compositeur. Par ailleurs, dans l’histoire de l’art, il existe des exemples de personnalités marquantes qui ont été découvertes sur le tard.

Laurence Equilbey à propos du Freischütz

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On ne présente plus la cheffe d'orchestre Laurence Equilbey devenue depuis plusieurs années une figure incontournable et médiatique de la musique classique. Au pupitre de son orchestre, cette entrepreneuse de la musique nous propose un nouvel enregistrement dédié au Freischütz de Carl Maria von Weber.

Pourquoi avez-vous initié ce projet Freischütz  ? 

J’aime beaucoup l’époque où a été composé cet opéra. Bon nombre de compositeurs cherchent alors à faire évoluer le langage, l’harmonie, la couleur, la dynamique, le traitement des instruments. Ils explorent de nouvelles formes qui puissent aboutir à de grandes scènes "durchkomponiert", c’est-à-dire conçues d’un seul tenant, comme celle de la "Gorge aux Loups" dans Le Freischütz. Dans les années 1810-1820, des musiciens comme Weber, Schubert et Beethoven manifestent le besoin d’une énergie nouvelle, l’envie de faire éclore une symbiose entre théâtre, sentiment et musique. L’abstraction des symphonies de Haydn est de moins en moins de saison. Pour ma part, j’apprécie les nouveautés, celles qui font avancer le cours de la musique. De ce point de vue, Le Freischütz est matriciel et inaugure le genre de l’opéra romantique allemand.

C’est une œuvre très populaire dans les pays germaniques mais qui reste assez marginale dans les pays francophones, à l'exception de son illustre "ouverture". Qu’est-ce qui vous a poussé à diriger cette partition et à en enregistrer des extraits ? 

Pour quiconque est touché par la musique du début du XIXe siècle, le Freischütz est un passage obligé et représente beaucoup. Plus qu’un chef-d’oeuvre, c’est un acte fondateur : il s’agit d’un des premiers, si ce n’est du premier grand opéra romantique allemand. En France, Berlioz l’a défendu bec et ongles (il l’a traduit et arrangé) autant qu’il s’en est inspiré pour inventer une nouvelle palette orchestrale ; quant à Wagner, il a déclaré en 1873 à son épouse Cosima : « Si je n’avais pas été ému par les oeuvres de Weber, je crois que je ne serais jamais devenu musicien ! ». C’est dire l’importance de cet opéra. Les deux derniers enregistrements qui ont fait date, celui de Carlos Kleiber et celui de Nikolaus Harnoncourt plus récemment, sont exceptionnels, joués avec des orchestres modernes. Parallèlement, la discographie avec instruments d’époque est quasi inexistante. Très étonnamment, alors même que cet opéra a été le point d’ouverture de grandes innovations musicales, les orchestres sur instruments d’époque s’en sont encore très peu emparés. C’est la raison qui nous a motivés à y travailler à notre tour.