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Un sujet musical abordé selon différents points de vus et, souvent, différents auteurs.

Lola Descours, le basson en hommage à Nadia Boulanger

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Soliste à l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, Lola Descours fait paraître un album en hommage à Nadia Boulanger (Indésens Calliope Records). Ce parcours musical est une superbe carte de visite pour le basson, un instrument dont les potentiels expressifs sont sous-estimés. Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec cette musicienne, formidable ambassadrice du basson.  

Nadia Boulanger, la “Reine de la musique” comme le disait Bernstein ! Qu’est-ce qui vous a motivé à consacrer un récital intégral en hommage à cette personnalité  majeure ? 

J'ai toujours été fascinée par cette femme qui, dans un monde si masculin, a eu une brillante carrière de pédagogue, de musicienne et de cheffe d'orchestre. Elle a été à contre-courant d'un XXe siècle où la composition était régie par écoles et dogmes. D'une grande ouverture d'esprit, elle affirmait apprécier toute bonne musique et a aidé un nombre impressionnant de compositeurs à développer leurs propres identités d'artistes. Bref c'est une femme d'une modernité incroyable, qui a su casser les barrières liées à son genre et décloisonner les styles. Quand, le label français Indésens Calliope Records m'a proposé d'enregistrer, il m'est venu tout naturellement à l'esprit de proposer à son directeur artistique un hommage à cette femme française si moderne et inspirante.

12 compositeurs et 1 compositrice sont représentés sur ce disque, comment avez-vous choisi ces musiciens et surtout ces partitions ? 

À l'image de cette femme riche en contrastes et afin de refléter l'abondance d'esthétiques de son cercle au sens large, l'album Nadia comprend 13 compositeurs de styles extrêmement divers et une grande variété de formations instrumentales. 

Ainsi, sa sœur Lili, son professeur de composition Gabriel Fauré, l'ami de sa famille Camille Saint-Saëns ainsi que ses proches amis et collaborateurs Igor Stravinsky et Francis Poulenc sont représentés.  S'ajoutent des élèves aux styles extrêmement variés. L'école américaine, qui doit tant à Nadia, sera représentée par Aaron Copland ainsi que le minimaliste Philip Glass, sans parler de son ami Leonard Bernstein. Pour la France, citons Jean Françaix qu'elle a connu tout jeune et deux grands de la musique de film français : Vladimir Cosma et Michel Legrand. Bien sûr Astor Piazzolla qu'elle a su révéler dans son ambivalence entre la musique savante  et tango argentin, est présent sur l'album. J'ai également décidé d'insérer une très belle et poignante mélodie composée par Nadia elle-même, bien qu'elle ne se soit jamais considérée comme compositrice. 

Hormis Camille Saint-Saëns et Jean Françaix, la plupart de ces compositeurs n'ont pas écrit de partitions originales pour le basson. J'ai donc passé beaucoup de temps à découvrir et lire toutes sortes de leurs compositions afin de trouver les pièces adaptables au basson, les pièces où celui-ci apporterait selon moi un regard intéressant. 

Pierre Solot nous fait découvrir le piano d'Ernesto Lecuona

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Le pianiste Pierre Solot, que l’on connaît en Belgique pour ses multiples casquettes d’animateur radiophonique et de médiateur musical (en compagnie de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège) se met seul face à son piano pour un premier récital consacré au trop méconnu compositeur cubain, Ernesto Lecuona. Cette proposition musicale séduit, en particulier en ces temps de multiples grisailles. Pierre Solot répond à nos questions. 

C’est votre premier récital piano solo alors que l’on vous connaît principalement en musique de chambre ; d’ailleurs la première fois que nous nous sommes rencontrés , vous jouiez alors en duo. Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer un album en solo ? 

Il n’y a pas de volonté particulière de ma part à enregistrer ou à jouer seul.  Bien entendu, ce peut être un défi personnel, une mise en danger stimulante, mais ça n’aurait aucun intérêt de limiter une aventure discographique à ce qui peut faire évoluer le musicien qui enregistre.  C’est la découverte de la musique de Lecuona, écrite pour piano seul, qui m’a poussé à lancer ce projet solo : parce que c’était cette musique et parce qu’elle me paraissait avoir du sens pour le public.  Un projet musical, parce qu’il s’inscrit dans une « publication », une diffusion publique, sur scène ou au disque, doit avant tout, me semble-t-il, s’inscrire dans une démarche de nécessité et d’intérêt pour les gens qui l’écouteront, avant toute considération personnelle de « chemin de carrière » ou d’états d’âmes individuels.

Le choix du compositeur peut surprendre : une anthologie consacrée au Cubain Ernesto Lecuona. Pourquoi ce choix ? Comment avez-vous découvert sa musique ?  C’est une réaction au besoin de soleil au regard du temps en Belgique ? 

Peut-être car chercher la lumière est une quête plus ambitieuse en Belgique !  Il y a peut-être une force inconsciente qui pousse le pianiste belge à jouer les lumières d’Ernesto Lecuona plutôt que les macabres inspirations d’un Liszt en fin de vie.

C’est le hasard qui a placé Lecuona sur mon chemin : une amie cubaine qui m’a un jour offert des partitions d’Ernesto Lecuona en me disant : « à Cuba, tout le monde connaît sa musique, on l’enseigne dans les écoles, ici, personne ne la joue ».  Il y a des évidences qui ne franchissent pas l’Atlantique. 

Parlez-nous un peu de la musique d'Ernesto Lecuona, quelles sont ses caractéristiques ? Comment s’intègre-t-il dans son temps tout en étant fortement original ?   

Lecuona a quelque chose de Franz Liszt, il est un virtuose qui jouait ses propres compositions dans un rapport démonstratif au public induit par ses facilités pianistiques hors du commun.  Lecuona a tout du pianiste-compositeur romantique qui imbibe sa musique de ses racines autant que de ses impressions de voyage. Sa musique est passionnée, pyrotechnique et tendre, excessive dans ses débordements et diablement sincère.  Il n’y a pas de second degré, de profondeur masquée, de spiritualité contrapuntique et pudique : elle dit ce qu’elle dit, sans vergogne, en en faisant parfois un peu trop.  Et puis, comme chez Liszt, la musique de Lecuona transforme le piano en orchestre, utilisant la largeur du clavier et les effets sonores en imitation d’autres timbres.

Matteo Bevilacqua et le piano de Luciano Berio 

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Le pianiste Matteo Bevilacqua  consacre une intégrale discographique à la musique pour piano de Luciano Berio (Gran Piano). Cet enregistrement qui fait date en montrant qu'une nouvelle génération s'affirme dans cette musique, explore les facettes de l’art de ce compositeur aux inspirations multiples, parangon inspirant d’une modernité qui doit nous stimuler et nous inspirer. Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec ce brillant musicien.  

Qu'est-ce qui vous a poussé à enregistrer l'intégrale de la musique pour piano de Luciano Berio ?

L'envie d'entreprendre une aventure dans un genre musical et un répertoire dont je me sens particulièrement proche. Les enregistrements d'intégrales représentent un véritable défi pour les musiciens, car ils doivent englober différents styles et périodes de la vie du compositeur. Souvent, nous sommes confrontés à des œuvres qui ne nous conviennent pas parfaitement ou auxquelles nous ne sommes pas particulièrement attachés, mais nous devons tout de même nous les approprier, les faire mûrir et les enregistrer.

Que représente Luciano Berio pour vous ? Quelle est sa place dans l'histoire de la musique ?

Luciano Berio représente un voyage et un chapitre de ma vie. Malheureusement, pour des raisons historiques, je n'ai jamais eu le plaisir ou la chance de rencontrer le Maestro en personne. L'impression que j'ai de lui est purement basée sur l'idée personnelle que je me suis faite de lui, de sa musique, de ses interviews et de ses programmes télévisés, avec l'aide précieuse de personnes qui l'ont connu de près et qui ont vécu cette période historique particulière. Je suis reconnaissant à ceux qui m'ont aidé à plonger dans l'esprit du Maestro, comme le pianiste Andrea Lucchesini, avec qui j'ai eu la chance d'étudier au Centre d'études Luciano Berio de Radicondoli. En outre, j'ai eu le privilège de rencontrer plusieurs personnes étroitement liées à sa vie, comme sa première fille, Cristina, fille de Luciano et de la légendaire Cathy Berberian, sa troisième épouse, Talia Pecker Berio, et la conservatrice des fonds Berio et Berberian à la Paul Sacher Stiftung Angela Ida de Benedictis. Berio incarne pour moi la transgression, révolutionnant mon répertoire et me consacrant à sa musique. Il représente un défi permanent, me poussant chaque jour à affronter mes limites et à me confronter à la complexité de son langage. Si je ne suis pas celui qui déterminera sa place dans l'histoire de la musique, je suis convaincu que sa musique et sa personnalité ont influencé et continuent d'influencer les générations futures, en encourageant un esprit d'exploration et de curiosité permanentes.

Benjamin Levy, musicien passionné

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Le chef d’orchestre Benjamin Levy fait paraître (5 juillet) un album “Paris est une fête” au pupitre de l’Orchestre de chambre Pelléas et en compagnie de l’excellente violoniste Alexandra Soumm (Fuga Libera), un album qui célèbre les 20 ans de cet orchestre de chambre qui s’est affirmé dans le paysage musical. Dans le même temps, le maestro est directeur musical de l’Orchestre national de Cannes, phalange qu'il a revigorée et déployée avec brio. Rencontre avec un musicien fédérateur et passionné qui va toujours de l’avant. 

Le disque s’intitule “Paris est une fête”. Pourquoi avoir envisagé et enregistré un disque autour de cette thématique parisienne ? 

Depuis pas mal de temps, la musique française, surtout la musique française du début du XXe siècle, occupe beaucoup de place dans mon parcours musical. J’ai un grand intérêt pour des pièces moins connues du répertoire et les partitions légères qui tentent de définir en pointillés, une certaine idée de la France et de style musical français. De plus, la violoniste Alexandra Soumm est une partenaire de longue date de l’Orchestre de chambre Pelléas et l’idée de caractériser notre belle collaboration avec un enregistrement était devenue un souhait commun. Lors de nos concerts en France et à l’International comme au festival Enescu de Bucarest en 2020, il y avait au programme de la musique française. Dès lors, enregistrer Tzigane de Ravel et le Boeuf sur le toit de Milhaud dans sa version violon / orchestre s’est peu à peu affirmée comme une évidence. En ajoutant la Symphonie en ut de Bizet et la Bourrée fantasque de Chabrier, l’ensemble composait un beau panorama de musique française, illustrant des moments festifs et joyeux de l’histoire de France, des débuts de la IIIe république à l’Entre-deux-guerres, période iconique de la fête à la française. L’ensemble se trouvant réuni sous ce titre “Paris est une fête” qui rend hommage au livre d’Hemingway. 

Et donc, pourquoi avoir choisi spécifiquement ces quatre œuvres-là et pas d'autres ? Parce qu’il y a des dizaines, voire même des centaines de partitions qui illustrent cette idée ? 

Tout d’abord, il me faut préciser que l’on n'a pas choisi des œuvres pour illustrer cette thématique. C'est l'inverse qui s’est produit. C'est-à-dire que le titre est venu pour essayer de définir les œuvres que l’on avait choisies. Je trouve que la symphonie en ut de Bizet est une pièce magistrale d’un jeune compositeur qui rend hommage à la musique d’avant, tout en se projetant dans l’avenir. Quant à la Bourrée Fantasque de Chabrier, j'étais tombé sur un article disant qu’il y avait à la Bibliothèque nationale de France des esquisses inachevées d'une orchestration de la main de Chabrier, puisque l’orchestration usuellement jouée et enregistrée est celle du compositeur et chef d’orchestre autrichien Felix Mottl qui est fort éloignée de la légèreté et de l'esprit  de Chabrier ! Du coup, avec le compositeur Thibault Perrine, avec qui nous collaborons régulièrement, nous avons pu consulter la source originale, et il a pu terminer cette orchestration, en se mettant dans les pas de Chabrier. En ce qui concerne Milhaud, avec Alexandra Soumm nous cherchions à inscrire notre lecture dans une dynamique qui rende vie à cet esprit de fête, d’un Paris alors capitale de la bamboche internationale, loin d’une stricte recherche sur la polytonalité comme on l’entend souvent. Enfin, pour Tzigane de Ravel, il y avait l’opportunité de graver en première mondiale l’édition révisée RAVEL EDITION. 

Romain Leleu, nuit fantastique et explorations musicales

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L’excellent trompettiste Romain Leleu fait coup double. Il lance son nouvel album Nuit fantastique avec son ensemble Le Romain Leleu Sextet  mais il lance aussi son propre label. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien exigeant et érudit, infatigable explorateur des répertoires. 

Vous venez de fonder votre label. Dans la vie d’un artiste, c’est un événement majeur ! Qu’est-ce qui vous a motivé à franchir le pas ? 

C’est une combinaison d'éléments : être plus proche de nos choix artistiques, être plus proche des gens qui nous suivent et surtout avoir plus d'indépendance. Nous sous sommes dit que la sortie de cet enregistrement pourrait être une fabuleuse opportunité de passer cette étape. Tout s’est ensuite enchaîné et il était plaisant de suivre toutes les étapes de ce projet, de sa conception, à sa fabrication en passant par les aspects de communication. 

Votre nouvel album porte le titre de “Nuit fantastique”, comment ce programme est-il né ? 

A la base, il y a un projet développé dans le cadre de la Folle Jounée de Nantes où nous jouons chaque année. Le thème de l’édition 2023 était l’ode à la nuit et comme le programme avait bien fonctionné et séduit le public, nous avons eu envie de continuer l’aventure jusqu’à cet album. Les 15 œuvres proposées sont donc des illustrations de cette thématique nocturne avec ses différentes facettes :  rêveuse, amoureuse, festive ou même cauchemardesque.

Parlez-nous un peu des œuvres présentées ? 

Le choix des œuvres découle d’une sélection avec ses inévitables comme l’évocation de la nuit de la Danse macabre de Saint-Saëns ou les nuits littéraires des deux pièces de Schubert. Il y a aussi le Boeuf sur le toit de Darius Milhaud, une œuvre que j’avais jouée avec plaisir dans sa version orchestrale quand j’étais un jeune instrumentiste et que j’affectionne beaucoup. C’est parfois un hommage comme Night in Tunisia de Dizzy Gillespie, immense trompettiste s’il en est. Tout est un équilibre entre le style et le ton des œuvres. Bien sûr,  la thématique nocturne est presque sans fin ! On aurait pu élargir encore plus, ajouter encore plus de pièces, mais il n'y avait pas de volonté d'exhaustivité, mais il fallait que ça tienne sur un programme de disque.   

Et plus spécifiquement, comment se passe le choix des œuvres ? C’est une recherche personnelle ou c’est une discussion avec les membres de ton ensemble ?

Je cherche toujours beaucoup des répertoires, j'écoute aussi beaucoup, soit en concert, soit en disque, soit avec des partitions, etc… Je passe beaucoup de temps en quête d'œuvres pour nos projets. Ensuite bien sûr, il y a une discussion avec les musiciens de l'ensemble. Ainsi pour le Boeuf sur le toit, tout s’est concrétisé lors d’une discussion chez moi, à la base je n’y croyais pas trop mais Manuel Doutrelant, notre arrangeur et violoniste m’a dit qu’il lui semblait possible d’arranger le Boeuf sur le Toit en  une suite de concert.  Manuel Doutrelant est évidemment un interlocuteur essentiel de tous les projets car il y a des choix à faire, ne serait-ce qu'en fonction des tonalités qui ne sont pas mêmes à la trompette qu’aux cordes. Il y a parfois des options que nous envisageons, que nous développons et qui ne fonctionnent tout simplement pas, dans ce cas nous n’avons pas de scrupule à les abandonner car nous ne souhaitons pas faire de compromis et de concession sur nos exigences.  


Le disque est sorti à la fin du mois de mai.  Vous êtes actuellement en tournée de promotion. Comment se passe cette phrase  ?

Pour l'instant, tout se passe plutôt bien. Nous avons pas mal de concerts en France et à en dehors avec l'Allemagne ou la Lettonie.  C’est un programme qui va tourner pendant 2 ou 3 ans, c’est un schéma que j’aime bien. Nous fonctionnons, depuis 15 ans, selon ce rythme de projets, cela nous permet de travailler en profondeur. Bien sûr les concerts avec l’ensemble s’intercalent avec mes autres activités de concert en soliste avec orchestre ou en récital.    

ONA le label de l’Orchestre national Auvergne-Rhône-Alpes va prochainement faire reparaître un enregistrement de concertos français contemporains (Jolivet - Delerue - Beffa - Matalon - Robin), un album enregistré sous la direction de Roberto Forés Veses. Quel regard portez-vous avec le recul sur cet enregistrement ? 

Je suis très heureux que ce disque soit bientôt à nouveau disponible. Tout enregistrement nécessite beaucoup de travail et revoir un album disponible c’est toujours très plaisant, d’autant plus que dans ce cas, il s’agit d'œuvres contemporaines. Ainsi par rapport à la pièce Trame XII de Martin Matalon, nous avons eu la chance d’en donner la première mondiale, de l’interpréter à plusieurs reprises et de la graver. C’est une partition que je n’ai pas rejoué depuis, mais qu’il me plairait de retrouver lors d’un futur programme de concert, mais cela dépend des programmateurs.   

Björn Schmelzer et Graindelavoix, créateurs de mondes musicaux 

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Au pupitre de son ensemble, Graindelavoix, notre compatriote  Björn Schmelzer s’est imposé comme l’un des musiciens incontournable de la scène nationale et l’un des artistes les plus considérables de la musique ancienne. Déjà fort d’une imposante discographie, il sait faire de chacune de ses parutions des évènements éditoriaux. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Björn Schmelzer pour évoquer son dernier album  “The Earthquake Mass (Gossa). 

Le titre de l’album est “The Earthquake Mass”, pourquoi ce titre ? 

Parce que la composante principale de cette album réside dans la Missa Et ecce terrae motus du polyphoniste français Antoine Brumel. Il s'agit d'une messe monumentale pour douze voix (en cinq parties), peut-être écrite à Ferrare vers 1510, basée sur la mélodie d'une antienne pour Pâques:  Et ecce terrae motus : « et voici, la terre trembla », en référence à la dimension psycho-acoustique dans l'évangile de la résurrection du Christ. Ceci n'est pas décrit comme quelque chose de visible, mais comme un phénomène auditif et même écologique : l'ange faisant rouler l'énorme pierre tombale devant la tombe, accompagné d'un tremblement de terre. Les femmes qui se sont rendues au tombeau le trouvent ouvert et vide.

Votre nouvel album est centré autour de la “Missa Et ecce terræ motus” d’Antoine Brumel dont vous dites qu’elle est “monstrueuse et unique”. Est-ce que vous pouvez expliquer votre propos ? 

C'est une messe à 12 voix, exceptionnelle pour l'époque et c'est aussi une composition insolite et spectaculaire, qui utilise largement les effets spatiaux et les textures, qui souvent n'évitent pas les effets abrasifs et grinçants dus aux nombreuses positions croisées et aux dissonances passagères. La messe est pleine d'ostinati et de séquences, de motifs répétitifs variés par la texture polyphonique, ce qui peut être encore accentué si l'ensemble est composé de chanteurs différents en couleur et en timbre ou en utilisant des instruments différents. La partition se prête donc à de telles orchestrations. Ce qui m'a également fasciné, c'est le cas unique où cette messe apparaît plus de cinquante ans après ses origines, au début du XVIe siècle, dans la chapelle de la Cour bavaroise sous la direction d'Orlando di Lasso, qui a consacré une transcription de l'œuvre en 1468. C’est même la raison pour laquelle nous connaissons la messe aujourd’hui. L’original est donc inconnu, tout comme les circonstances de sa composition, mais il s’agit d’une transcription et d’une interprétation bien plus tardives, au XVIe siècle, qui déplace également le contexte de la messe de Brumel. Je trouve cette aliénation originelle fascinante.

Entre les parties de la messe d’Antoine Brumel, il y a des interludes du compositeur contemporain Manuel Mota ? Pourquoi avez-vous décidé ce contrepoint contemporain en écho à la musique de la Renaissance ? 

Dès le début de ce projet, j'ai voulu trouver un pendant approprié à la messe, qui serait bien sûr aussi capable de changer l'horizon traditionnel de la musique ancienne, ou mieux encore, pour que l'horizon historique virtuel qui émerge avec l'historicité complexe de la messe de Brumel soit clair.  J'ai envisagé d'autres configurations possibles, mais elles ont finalement souligné la dichotomie entre ce qu'on appelle le contemporain et ce qu'on appelle l'historique : musique ancienne contre musique actuelle. Alors qu'à mon avis, la musique dite ancienne est notre musique actuelle, et la musique contemporaine est toujours plus difficile à définir, car nous n'avons aucune distance par rapport à elle. J'étais plus intéressé par la dialectique que produirait la rencontre des répertoires que par une fusion ou une scission. J'ai travaillé avec Manuel dans le passé : ce que je trouve si pertinent dans sa musique et son attitude artistique, c'est son immense absorption virtuelle de la musique du XXe siècle, de l'avant-garde à l'underground en passant par le répertoire de guitare virtuose et les styles improvisés, mais cela à en même temps, il est capable de laisser cela de côté et d'être réceptif au nouveau cadre dans lequel il va opérer. Quand on écoute ce qu’il développe et joue sur l’enregistrement, cela devient clair. D'une part, il y a l'espace extrême qu'il crée pour la composition de Brumel elle-même, d'autre part, nos oreilles sont littéralement lavées avant et après chaque partie de la messe, de sorte que nous pouvons la respirer encore et encore, à chaque fois d'un point de vue différent. Ce dont il s'agit devient clair à la fin, où sa guitare commence littéralement  à envahir la polyphonie qui se noie lentement : d'un point de vue dramaturgique, il me semble qu'on ne comprend finalement pleinement qu'à la fin et qu'on aurait alors envie de refaire le voyage. Le premier morceau du CD est un prélude d'environ 14 minutes à évolution très lente, mais s'y plonger ou s'y noyer en vaut vraiment la peine car il constitue une parfaite introduction à l'auditeur pour recevoir le Kyrie, la première partie de la messe. 

Je dois ajouter que des choix plus inhabituels ont été faits concernant l'orchestration. J'aurais pu choisir seulement 12 chanteurs, mais j'ai plutôt choisi 8 chanteurs, 2 cors dits naturels du 19e siècle (joués par les virtuoses Pierre-Antoine Tremblay et Christopher Price), qui jouent chromatiquement en mettant le poing dans le cor, technique qui rend le phrasé très vocal ; un serpent (joué par Berlinde Deman dont le biotope est le jazz et la musique du monde) et un cornetto (joué par Lluís Coll i Trulls, notre partenaire régulier). Ces instruments contribuent à l'idée de “Nachleben” que j'ai voulu évoquer : le fait qu'une œuvre d'art n'appartient jamais seulement au temps de sa création, mais voyage à travers différentes époques par lesquelles elle se contamine.

Rencontre avec la soprano Gwendoline Blondeel

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Plus rien n’arrête la soprane belge Gwendoline Blondeel. Révélée au Concours de Froville en 2019, elle enchaîne depuis les représentations dans les plus grandes salles européennes. Crescendo Magazine rencontre cette chanteuse pétillante et polyvalente au succès critique renversant. 

Depuis votre Premier Prix au Concours de Froville en 2019 plus rien ne semble vous être impossible. Quel bilan tirez-vous de ce prix et des 5 dernières années pour votre évolution artistique ? 

Je suis très heureuse de mon parcours depuis le Concours de Froville. J'ai eu la chance de rencontrer des personnes formidables, de chanter avec des collègues que j'admire et de m'entourer des bonnes personnes pour construire ma carrière. 

Lorsque j'ai gagné ce concours, je me rappelle d'un commentaire d'un des membres du jury, Claude Cortese, qui m'a dit "le plus important maintenant, c'est de dire non". Et il n'a pas eu tort. En tant que jeune chanteur, il est essentiel d'être bien entouré et de ne pas sauter sur tout le travail que l’on nous propose. D'un côté, il est important de refuser des rôles qui pourraient nous abîmer (trop lourd pour la voix, trop stressant, trop tôt, pas stratégique...), et d'un autre côté, il est important de garder du temps libre pour travailler les rôles futurs et sa voix. 

Au début, j'ai un peu foncé tête baissée, acceptant tout ce qu'on me proposait. Quand on est passionnée et que le rôle nous convient, c'est très dur de dire non. Aujourd'hui, j'apprends à dire non, je me suis entouré d'agents qui n'hésitent pas à me le rappeler, et ça me fait beaucoup de bien. 

J'ai appris tellement de choses en cinq ans. Le répertoire que j'ai le plus travaillé est le baroque français, je m'y sens aujourd'hui pleinement à l'aise et j'adore ça. Je fais de plus en plus de répertoire baroque italien et de répertoire mozartien, j'ai hâte d'y évoluer. 

Vous êtes très prisée pour interpréter le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles, avez-vous un lien particulier avec cette musique ? Est-ce que vous allez aborder des rôles d'œuvres des XIXe et XXe siècles ? 

J'ai toujours été attirée par les répertoires des XVIIe et XVIIe siècles car j'aime la manière dont les sentiments y sont traités. C'est une musique pleine d'ornementations, de dissonances, et qui offre une grande liberté d'interprétation. Au-delà de l'aspect musical, ayant commencé ma carrière très jeune, je pense qu'il était très sain de ne pas aborder un répertoire plus lourd trop tôt, et de laisser le temps à la voix de grandir naturellement. 

Je commence à diversifier mon répertoire et à me diriger vers un répertoire plus tardif. L'année prochaine, je chanterai notamment Frasquita (Carmen, Bizet) ainsi que La fille du régiment (rôle-titre, Donizetti). Je suis ravie de cette évolution ! Cela me fera une saison très équilibrée entre le répertoire baroque, mozartien et l'opéra-comique. 

Rencontre avec Elodie Vignon, Falla et Fauré en songes

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La pianiste Elodie Vignon fait paraître un album (Cyprès) qui propose Nuit dans les jardins d’Espagne de Manuel de Falla à la Ballade pour piano de Gabriel Fauré. Ce double regard concertant est inusité. Crescendo Magazine s’entretient avec cette musicienne qui construit une discographie des plus intelligentes artistiquement et éditorialement. 

Votre nouvel album, le premier avec orchestre, confronte Manuel de Falla avec les Nuits dans les jardins d’Espagne avec la rare Ballade pour piano et orchestre de Gabriel Fauré et il porte le titre de “Songes”. Pourquoi un tel titre ? 

Pour ce projet en partenariat avec Eric Lederhandler, et les Czech Virtuosi qu’il dirige depuis plus de 20 ans, nous cherchions d’abord une pièce maîtresse qui fasse la part belle au piano sans délaisser l’orchestre. Dans notre répertoire de prédilection, le Falla s’est vite imposé. En miroir avec la si poétique Ballade de Gabriel Fauré, dont nous fêtons cette année le centenaire de la mort, nous établissions un lien par l’idée d’un voyage intérieur, à travers différentes contrées européennes à l’aube de la modernité, avec un clin d'œil à Shakespeare.

Quand on pense à Manuel de Falla, on pense naturellement à Ravel, mais pas foncièrement à Gabriel Fauré. Pourquoi avoir associé ces deux œuvres ? 

Justement peut-être pour dévier de ce qui est attendu comme association:) Dans la mesure où le pianiste espagnol Joachim Achúcarro rapporte cette légende qui dit à propos des Nuits dans les Jardins d’Espagne que le corps en est espagnol, mais que la robe en est française, un rapprochement avec une pièce française est tout naturel.

La Ballade de Fauré est une trop grande rareté au concert et au disque. Quelles sont les qualités musicales de cette partition ? Pensez-vous qu'elle sera un jour un grand classique du répertoire ? 


Je partage votre avis, mais c’est une pièce délicate à maints égards. Fauré l’a d’abord écrite pour piano seul, et c’est sur les conseils de Franz Liszt, rencontré à Weimar en 1882 par l’intermédiaire de leur ami commune Camille Saint Saëns, que Fauré en crée une version orchestrale. La pièce foisonne d’idées rêveuses et de mélodies harmonisées comme seul Fauré sait le faire, dans les méandres de la tendresse et de l’étreinte: une sorte de poème d’amour.

Comment avez-vous découvert cette partition de Fauré au point de décider de l’enregistrer ? 

J’ai toujours eu une fascination pour Gabriel Fauré, qui est plus souvent laissé de côté que ses contemporains. C’est un compositeur des contraires, à la fois souple et raide, transparent et confus, lisse et abrupte, qui n’est pas facile à défendre car l’interprète est toujours dans un entre-deux. Au concert, c’est aussi un défi de le jouer, que l’on pourrait qualifier d’exercice d’équilibriste, difficile à saisir …un indomptable!

Un concours de musique est-il politique ? 

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C’est le sujet dont tout le monde parle depuis la proclamation des résultats du Concours Musical International Reine Elisabeth de Belgique 2024 : le refus du vainqueur ukrainien Dmytro Udovychenko de serrer la main du Russe Vadim Repin, l’un des membres du jury qui l’a couronné. Deux camps s’opposent : les partisans d’un acte courageux d’un artiste de caractère et de conviction qui ne s’en laisse pas conter et ceux qui pensent que c’est hors de propos dans un tel contexte d’autant plus que le jeune homme ne semble pas avoir remis en cause les points de Vadim Repin dont la présence comme juré (et ancien lauréat du concours) n’était en rien une surprise car annoncée par voie de communiqué de presse et publiée sur le site du CMIREB. Pourtant son choix du concerto n°1 de Dmitri Chostakovitch en finale et l’interview qu’il avait donné témoignaient alors de l’intelligence d’une vision fédératrice.   

Bien évidemment, personne ne peut remettre en cause, ni douter de la douleur intense que ressent Dmytro Udovychenko de voir son pays en guerre, des civils attaqués, des familles endeuillées, des parents mobilisés que l’on ne sait si on les reverra.  Cependant, la finale d’un concours de musique est-elle le lieu opportun ? Sans doute pas ! 

Déjà cette attitude crée un buzz occultant complètement le palmarès et la musique pour se porter sur le terrain politique, certes, on va en parler au-delà des cercles des professionnels et mélomanes exigeants qui suivent le concours, mais est-ce que cela va servir tant la musique, le concours que l’artiste lui-même ? C’est peu probable. 

Car si dégât collatéral il y a, ce sera Dmytro Udovychenko qui risque d’en faire les frais. Internet et les réseaux sociaux ont la mémoire éternelle (rappelons-nous de la séquence lunaire avec Pierre-Alain Volondat lors d’une interview télévisée de 1982 qui colle toujours à la réputation de ce brillant musicien et lui a même beaucoup nuit…), son geste risque de le poursuivre. Il sera plus “‘celui qui a refusé de serrer la main de Vadim Repin” que le “vainqueur du Reine Elisabeth 2024”. 

JoAnn Falletta, à propos de Lukas Foss

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La cheffe d’orchestre JoAnn Falletta au pupitre de ses musiciens du Buffalo Philharmonic Orchestra rend hommage au compositeur et chef d’orchestre Lukas Foss (1922-2009), l’un des grands animateurs de la vie musicale aux USA et par ailleurs ancien directeur musical du même Buffalo Philharmonic Orchestra dans les années 1960 à la suite de Josef Krips. JoAnn Falletta nous contextualise cette figure centrale de musique, personnalité  hélas bien trop oubliée. 

Que représente Lukas Foss pour vous ? Une photo dans le livret vous montre à ses côtés. Quelle était sa personnalité ?

Lukas était un génie de la musique. J'ai travaillé avec lui en tant que chef d'orchestre associé alors que j'étudiais encore à Juilliard (beaucoup d'allers-retours en avion) et il est devenu un mentor pour moi.  Lukas dirigeait comme un compositeur - analysant chaque partition avec l'esprit d'un compositeur, trouvant des détails, essayant de nouvelles approches, cherchant toujours le cœur de la musique.  C'était une personne charismatique (bien qu'un peu distraite) que j'admirais énormément. Il avait l'habitude de rire et de me dire que dans toute sa carrière, il n'avait jamais fait la « bonne » musique au « bon » moment. Il n'avait aucun intérêt à suivre la foule, mais laissait son génie le conduire dans un grand nombre de directions intéressantes.

Qu'est-ce qui vous a poussé à enregistrer un album entièrement consacré à des œuvres de Lukas Foss ?

Lukas était un fervent défenseur de la nouvelle musique - à Buffalo et partout où il dirigeait.  Il a activement défendu la nouvelle musique américaine sous toutes ses formes, en s'engageant auprès des compositeurs et en dirigeant leur musique avec un dévouement et une compétence extraordinaires.  Cependant, après sa mort, le monde de la musique a semblé prendre des directions différentes, et il n'a eu que peu de défenseurs de sa musique.  Le Buffalo Philharmonic et moi-même avons voulu rendre sa musique au public, en donnant des concerts au Carnegie Hall et à Buffalo et en créant un album de certaines de ses œuvres les plus vibrantes et les plus étonnantes.

Le catalogue des œuvres de Lukas Foss est vaste. Comment avez-vous sélectionné les 4 partitions que vous avez enregistrées ?

J'ai choisi quatre partitions qui, selon moi, devraient figurer au répertoire de tous les orchestres.  Bien sûr, Lukas a écrit pour tous les genres, mais le BPO et moi-même voulions mettre en valeur ses œuvres orchestrales vibrantes et dramatiques.  Ces quatre pièces comptent parmi ses plus grands chefs-d'œuvre.

Né en Allemagne, ayant séjourné à Paris avant de s'installer définitivement aux Etats-Unis, Lukas Foss me semble être un compositeur assez inclassable, ayant exploré de nombreuses facettes de l'art de la composition. Partagez-vous cette opinion ?

Absolument oui ! Lukas est inclassable, un véritable éclectique, toujours à la recherche, ne choisissant jamais la « tendance » du moment. Sa musique couvre un large éventail de styles qu'il a explorés avec beaucoup de curiosité et d'intérêt. Lukas est vraiment « unique en son genre » dans le panthéon des compositeurs.