La pianiste Yuja Wang et le percussionniste Martin Grubinger ont été contraints d’annuler dernièrement deux concerts programmés à Dortmund et à Luxembourg, à l’affiche desquels figurait un arrangement du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, réalisé par leurs soins. En cause, une mise en demeure de l’ayant-droit de Stravinsky, la maison d’édition Boosey & Hawkes, qui n’avait pas approuvé cet arrangement. Les concerts fixés à Ann Arbor et au Carnegie Hall de New York, quant à eux, ont eu lieu comme prévu.
La terre d’élection du madrigal était depuis longtemps muette. L'Italie, creuset de cette tradition et berceau des Marenzio, Monteverdi, Gastoldi et autres Banchieri, cherchait sa voie (ses voix) en une quête difficile et tâtonnante destinée à renouer avec son glorieux passé. Etonnamment absente du mouvement de redécouverte de la musique ancienne qui secouait pourtant l'Europe depuis plusieurs dizaines d'années (lequel exposait enfin en pleine lumière un répertoire dont elle pouvait à juste titre s'enorgueillir), la Péninsule laissait incompréhensiblement à d'autres le soin de traduire une part importante de son propre génie. C'est que depuis la fin du XVIe siècle, les canons esthétiques s'étaient considérablement métamorphosés. L'Italie avait d'ailleurs joué un rôle moteur dans cette évolution conduisant à une expression vocale sans cesse plus individualisée et plus extravertie. Embrassant successivement, et avec toujours autant de bonheur, la spontanéité jaillissante du baroque, la vocalité virtuose du bel canto et l'expressivité passionnée du vérisme, les Italiens n'avaient cessé de s'éloigner de l'idéal sonore de la Renaissance, laissant à d'autres, qui restaient en contact avec ce dernier par tradition, le soin d'en conserver le témoignage. C'est ainsi qu'en ces temps de redécouverte, les musiciens anglais n'avaient pas manqué de se positionner en champions de "l'orthodoxie renaissante" en cultivant d'évidentes vertus de plénitude sonore, d'équilibre subtil et permanent, de raffinement et d'élégance dans l'expression. Pour autant, la cause était-elle perdue pour l'Italie? Fort heureusement non! Depuis peu, les madrigalistes italiens sont de retour, et c'est comme un nouveau monde qui s'ouvre... celui d'une correspondance retrouvée et unique entre poésie et musique, où le verbe et la note fusionnent comme jamais. Le madrigal y retrouve toutes ses couleurs, celles du théâtre des passions qui rebondit ou s'épanche aux seules respirations du coeur. Groupés autour de 1'excellent Rinaldo Alessandrini, ce sont les membres du Concerto italiano qui incarnent ce renouveau et bousculent nos habitudes. Leurs interprétations des madrigaux de Marenzio, Monteverdi ou Frescobaldi surprennent par leur densité nouvelle, forgée à la flamme d'une vibrante intériorité. L'art de ces nouveaux maîtres du madrigal frappe en effet l'imagination non seulement par son intelligence, sa virtuosité et sa sensibilité, mais aussi par sa couleur vocale inimitable. Car on fête ici le grand retour d'un chant sensuel d'une grâce ensorcelante réellement inégalable, qui magnifie l'expression madrigalesque en la replongeant dans ses racines. Quel bonheur que de retrouver ces voix latines de chair et de sang, chaudes et épanouies, qui explorent plus profondément encore les charmes d'une musique fervente et flamboyante pour mieux en exprimer la quintessence. Grâce à la réunion de quelques voix timbrées et expressives à l'émission flexible et spontanée, la recherche d'une grande unité de style et d'articulation peut enfin s'effectuer sans sacrifier d'aucune manière la diversité des couleurs vocales individuelles, à travers lesquelles s'exprime librement l'imagination musicale la plus pure. Ainsi réapprivoisé sous le signe d'une vocalité gorgée de soleil, l'art madrigalesque ne cesse de révéler des saveurs jusque-là insoupçonnées. Jean-Marie Marchal
Nous avons rencontré José Van Dam entre deux représentations de Don Carlos au Théâtre du Châtelet.
° Quels ont été les points marquants de votre carrière? J'ai commencé par faire des concours, assez jeune, parce que j'ai eu la chance de commencer à faire de la musique à onze ans. J'ai obtenu mon prix de conservatoire à 18 ans, et, après mon service militaire, j'ai été engagé à l'opéra de Paris. J'ai fait plusieurs concours: Liège, Paris, Toulouse, Genève... et les ai gagnés; c'était entre 1960 et 1964. J'ai ensuite commencé ma carrière en travaillant en troupe: quatre ans à Paris, deux ans à Genève, six ans à Berlin avant de commencer en "free lance". Lorsque j'étais à Paris, j'ai enregistré l'Heure espagnole avec Lorin Maazel qui m'a ensuite introduit à Berlin où j'ai auditionné pour Herbert von Karajan, travaillé avec des chefs comme Böhm, Jochum,...
° Quelle expérience avez-vous tirée de ce "travail en troupe" ? C'est un travail très bénéfique et il est dommage qu'il en existe de moins en moins. En dehors de l'Allemagne, il n'existe plus de troupes en Europe. Lorsque vous êtes jeune chanteur, vous êtes amenés à y chanter des petits rôles d'abord, et puis des plus importants tout en gardant des petits rôles. Contrairement à ce qui se passe aujourd'hui pour de jeunes chanteurs quand ils font une prise de rôle dans un grand théâtre avec tout le poids médiatique que cela comporte, lorsque cela s’effectue en troupe, on sait que vous êtes jeune et que vous vous essayez. De plus, la troupe permet de travailler avec des chefs d'orchestre, des metteurs en scène et des chefs de chant qui vous donnent un bagage; pour moi, cela a été très, très précieux.
° Avant cela, vous aviez travaillé avec Frédéric Anspach... Anspach était un grand pédagogue qui a formé entre quinze et vingt disciples qui ont réalisé une carrière de chanteur. C'est énorme pour un professeur de chant! La difficulté de l'enseignement du chant, c'est la technique. Si vous allez chez un professeur de piano, il y a le piano, chez un professeur de violon, le violon. Dans la classe de chant, il n'y a pas d'instrument. Avec l'aide de l'élève, le professeur doit bâtir, presqu'inventer l'instrument qui est en lui. Et pour moi, c'est cela la technique. Frédéric Anspach nous faisait faire des exercices, adaptés à chaque élève, sans avoir l'air d'y attacher de l'importance. Frédéric Anspach a fait une très belle carrière de concertiste mais il était surtout un pédagogue extraordinaire.
° Actuellement, les directeurs de théâtres d'opéras soulignent le manque de grandes voix dramatiques. Quelle en serait la raison ? Je me suis déjà posé la question... Vous savez, une voix suit toujours un physique. Et lorsqu'on voit des photos d'anciennes voix dramatiques, je pense à Lauritz Melchior par exemple, c'étaient tous des costauds, des gens qui allaient couper du bois! Aujourd'hui les valeurs ont changé: on pense à la vitesse et à l'argent. Or il est très rare de posséder, au départ, une voix dramatique. C'est une voix légère qui mûrit, qui évolue vers des rôles dramatiques et si on ne laisse pas à cette voix le temps d'évoluer dans le bon sens, elle sera abîmée avant d'être dramatique.
Toutefois, ce n'est pas le volume physique qui fait le volume de la voix. Les chanteurs sont rarement fluets. Ils peuvent être minces mais ils sont toujours bien charpentés. Je vous assure que Mirella Freni ou Teresa Stratas, pour parler de "petits gabarits", quand on les a dans les bras -j'ai fait Figaro avec l'une et l'autre- on a quelque chose de solide! Il n'est pas nécessaire d'être gros, mais en forme physiquement. Si vous grossissez, les muscles du larynx commencent à s'étirer, et si vous maigrissez trop vite, ils ne peuvent reprendre leur élasticité, leur position et leur tonicité. Il faut donc être prudent et accompagner un perte de poids lente d'exercices appropriés.
° Comment gérer une carrière pour un jeune chanteur ? Tout dépend de ce que l'on entend par "carrière". Pour moi, "faire une carrière", c'est consacrer sa vie à un art, en ce qui me concerne, le chant. Pour faire une longue carrière, c'est-à-dire consacrer sa vie à l'art, il faut commencer doucement, être prudent, patient, savoir doser les rôles que l'on peut chanter. Le meilleur conseiller, c'est soi-même. En travaillant toujours plus la musique, l'oreille s'affine, s'adapte et là, le travail en troupe m'a également beaucoup aidé: je jouais des petits rôles dans Wozzeck, dans les Maîtres-Chanteurs, j'entendais Wozzeck, j'entendais Hans Sachs, et me rendais compte qu'il fallait attendre. Le Mephisto de Faust que j'avais refusé à vingt ans, je l'ai chanté pour la première fois à trente-cinq. Et cela, je crois que c'est l'instinct; un rôle dont on a peur, c'est un rôle dangereux.
° Comment définiriez-vous les "voix naturelles" et les "voix travaillées"? Je préfère parler de "technique naturelle". La plupart des grands chanteurs possèdent une voix naturelle où, dès le jeune âge, on trouve respiration, legato, appuis... En ce qui me concerne, Frédérich Anspach n'a pas essayé de changer quoique ce soit dans la voix qui m'était donnée; il m'a donné des "trucs" que je ne connaissais pas en tant que voix naturelle, comme la manière de passer l’orchestre. A l'opposé, les voix masculines aiguës (haute-contres, contre-ténors) ne sont pas des voix naturelles mais purement techniques, comme un piano accordé une tierce plus haut.
° En quoi l'interprétation du lied et celle de la mélodie exigent-elles des qualités différentes de la part des chanteurs ? C'est une question de style... En chant, il n'y a qu'une technique, mais il y a des styles différents. A la base de tout, il y a la musicalité, il y a la langue. Je crois que la mélodie française est une des musiques les plus pures et la plus proche de l'écriture musicale. Il est exclu d'y rencontrer les glissandi que l'on retrouve dans la musique allemande ou italienne. La musique française est peut-être la plus difficile à interpréter... à écouter aussi. C'est la raison pour laquelle je partage mes récitals entre la mélodie française et le lied.
° Qu'attendez-vous de votre "accompagnateur" ? Pour moi, son rôle est très important. Un récital de mélodie ou de lied, c'est un duo. J'effectue actuellement un excellent travail avec le jeune pianiste polonais naturalisé français Machei Pikulsky et malgré son jeune âge -il n'a que 27 ans-, nous effectuons un magnifique travail de collaboration et d'entente musicale, nous nous guidons l'un l'autre.
Propos recueillis par Bernadette Beyne Février 1996
Quel enregistrement, quelle prestation du répertoire baroque ne porte-t-il pas en son sein la trace vocale du haute-contre ?
Il suffit de considérer l'évolution du public face au phénomène haute-contre pour se rendre compte qu'aujourd'hui rares sont ceux encore étonnés par de telles voix. Il est loin le temps où Alfred Deller devait s'afficher avec femme et enfants pour prouver une virilité compatible avec l'aigu de sa voix. En parlant d'un Bowman, d'un Lesne ou Lee Ragin, il est vrai qu'on cite déjà les noms d'une troisième génération. Alors phénomène de mode ou option déterminée par une démarche musicologique sur les répertoires du passé?
Il est clair que l'étude des traités a fait concevoir voix et instruments sous un nouveau jour et a permis à d'autres perspectives sonores de s'inscrire dans notre contexte musical où les empreintes du XIXe siècle étaient encore fraîches. Il suffit d'entendre les enregistrements d'oeuvres baroques qui sont apparus après la deuxième guerre pour se rendre compte que l'arsenal romantique des orchestres imposants et des voix pathétiques était encore bien en place. Les premières découvertes d'écrits sur la vocalité baroque ont laissé entrevoir qu'il avait existé un idéal sonore différent. Avec l'existence des castrats et du même fait du répertoire qui leur était consacré, notre époque se devait de trouver une alternative d'interprétation.
Oeuvres taillées sur mesure pour des chanteurs aux pouvoirs désormais inconnus, ces Cantates ou Arie présentent des caractéristiques redoutables sur le plan de la respiration -ne dit-on pas que le célèbre Farinelli dont on nous a tant parlé voici quelque temps, pouvait enchaîner 150 notes d'un seul souffle?- et de la tessiture, une voix d'enfant gardée intacte par l'opération chirurgicale qui le rend eunuque puis, renforcée par tout un acquis esthétique et technique. Trois octaves déployées et en place, de la virtuosité, une tenue de souffle impeccable, maîtrise du timbre et expressivité: voilà bien des attributs à faire pâlir d'envie ou de frayeur plus d'un chanteur rompu aux techniques traditionnelles dictées par le romantisme. Si le haute-contre semble apporter une réponse à ces questions d'interprétation -un souffle plus généreux que celui d'un alto féminin, un timbre sans doute plus proche- il reste néanmoins que les tessitures aiguës des oeuvres pour castrats plus souvent sopranistes que contraltistes sont toujours inaccessibles au registre du haute-contre dont l'étendue vocale est comparable à celle de l'alto.
Quel fantasme a poussé les compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles à créer ces interprètes et leur langage dans une dimension mi-homme, mi-femme puis avec l'aura dont on les a entourés, mi-dieu?
L'institution des castrats a souvent été mise en rapport avec l'interdiction du milieu ecclésiastique de laisser les femmes prendre part à la disipline vocale dans les églises. Deux arguments viennent cependant affaiblir cette explication. D'une part, par le fait même que le nombre de castrats ait été tout aussi important à Naples -royaume laïque- que dans les Etats Pontificaux. D'autre part, chronologiquement, on voit apparaître les premiers castrats sur les scènes lyriques trois-quart de siècle avant que la bulle papale d'Innocent XI en 1676 n'interdise les femmes sur scène -et encore, elles ne sont interdites que sur les scènes pontificales.
Au fil des découvertes, les conceptions de l'univers vocal baroque se précisent sans pouvoir toutefois affirmer que tout mystère est enfin dévoilé puisque finalement les témoignages connus ne figurent que sur papier et que nos oreilles, elles, souffrent toujours du silence qu'impose le passé. La seule permission accordée par certaines révélations de l'Histoire à notre temps est de nous permettre d'envisager l'institution des castrats non plus comme un unique phénomène artistique qui dévoile une pensée esthétique propre mais désormais comme le reflet d'un mode de fonctionnement d'une société. Claire Aubry
Contre-ténor, Haute-Contre... Le débat est ouvert...
par Jean-Marie Marchal
Depuis qu'Alfred Deller a amorcé la renaissance de l'alto masculin en tant que voix soliste, le contre-ténor a retrouvé une place importante dans la vie musicale de notre époque. Pour autant, ce retour logique et sympathique ne s'est pas opéré sans soulever certains débats ayant trait aux caractéristiques vocales des voix aiguës masculines utilisées dans la musique ancienne, avec en corollaire l'emploi de diverses appellations plus ou moins contrôlées qui, parfois, laissent perplexes les mélomanes.
Commençons par mettre de côté les castrats contraltos. N'ayant pu conserver leur intégrité physique, ceux-ci étaient pour ainsi dire hors concours. Les plus célèbres des ces castrats contraltos (tels Senesino et Guadagni) étaient renommés pour leur voix de poitrine puissante, combinée à un falsetto (ou voix de tête) sonore. Les falsettistes, quant à eux, utilisent encore aujourd'hui exclusivement la voix de tête, même pour les notes les plus graves de leur registre. Leur terrain de prédilection est la musique chorale de la Renaissance. C'est en effet avec une réelle aisance que la voix souple, lisse et limpide des falsettistes sert les idéaux sonores de la musique de l'époque. Respectueuse de l'enseignement de Deller, l'école anglaise actuelle des contre-ténors accorde toujours une place prépondérante sinon exclusive à la voix de fausset, n' accordant que de parcimonieuses dérogations au moment d'aborder le grave du registre, où le mixage avec la voix de poitrine est toléré. Mais le contre-ténor anglais des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, tout comme ses collègues l'altus allemand et le contralto ou alto naturale italien utilisaient-ils les mêmes dosages? Dès l'avènement du baroque en tout cas, il semble que la tendance à mixer davantage voix de poitrine et voix de tête sur une part importante, voire sur l'ensemble de la tessiture se soit considérablement développée, dans le but d'offrir à l'alto masculin de plus larges possibilités de caractérisation vocale. Associant dès lors un fausset sonore à une voix de poitrine masculine, le contre-ténor de l'époque a pu faire son entrée à l'opéra, où il pouvait à l'occasion ambitionner de remplacer tout à fait valablement un castrat contralto.
Plus controversé est le haute-contre français, que certains spécialistes considèrent comme un équivalent du contre-ténor, alors que d'autres y voient un ténor aigu qui n'utilise le fausset qu’en de rares exceptions, dans le haut de sa tessiture. Contre-ténor et haute-contre seraient donc deux voix différentes, proches par leur registre mais éloignées par leur texture. Entre ces deux possibilités, les Français semblent avoir fait leur choix, car ils aiment particulièrement la couleur originale de ces pupitres de hautes-contre corsés et lumineux qui préservent le plus haut possible leur voxplena, avec l'aide opportune d'un diapason abaissé à 392 Hz. Dans cette matière complexe, nul n'a pu imposer intégralement et définitivement son point de vue. Il reste ici une part de mystère qui laisse le débat ouvert, offrant par la même occasion à tous les interprètes la possibilité de chercher leur propre voie (ou voix) en de subtils dosages qui correspondent à leur personnalité. Il n'est que d'entendre successivement les altos tout en contrastes de Rogers Covey-Crump, de Michael Chance, de René Jacobs et de Derek Lee Ragin pour apprécier cette formidable diversité. Et la diversité, c'est la vie! Jean-Marie Marchal
La tradition fait souvent référence à travers les cultures et croyances à l'univers acoustique c'est-à-dire à un univers fait de sons et de rythmes décrivant tantôt comme en Inde, l'origine du monde dans un cri (les Veda, livres "révélés" par les divinités aux sages de l'époque védique et présentés comme contenant toute la sagesse divine), tantôt dans les lignes de la Genèse, proclamant l'unité vibratoire. Parce que tout est sons et rythmes, chacun prend part à recréer éternellement la cosmogonie sonore: la voix du prophète qui ravive la parole oubliée, l'appel du muezzin, l’incantation du chaman, tout vient répondre au cri primal sans lequel le monde n'aurait pu jaillir.
De cette tradition, la voix représente un potentiel de forces et établit un contact avec la substance acoustique. La voix permet la communication entre les règnes, qu'ils soient humain, animal ou végétal. La dimension universelle de son emploi participe à la notion de la nécessité des échanges comme facteur déterminant de l'établissement de relations sociales qui permet le passage de l'état naturel à l'ordre culturel, concept établi par l'ethnologue français Levi-Strauss.
Si la vocalité évoque un des points saillants de l'essence humaine, elle fait apparaître parallèlement sur la carte du monde les frontières culturelles selon les recherches, et du même fait, les utilisations de la vocalité. Sans entrer dans le détail de l'emploi vocal selon les ethnies, la tradition, comme son nom l'indique, nous fait remarquer que la musique et le chant restent inchangés depuis plusieurs milliers d'années dans certaines cultures extra-européennes.
L'Occident, lui, s'en est allé vers une recherche menant le chant vers une forme de plus en plus raffinée qui accorde dès lors une importance extraordinaire à l'éducation de l'oreille puisque la qualité vocale est en correspondance avec l'exactitude d'un ordre fourni par le cerveau. Il suffit pour cela de comparer les exigences extrêmes imposées par la précision des oeuvres vocales d'un Schönberg (1874-1951) ou d'un Webern (1883-1945) par rapport aux oeuvres de Monteverdi (1567-1643)! Mais l'ethnologie, en mettant à jour les traductions sonores des particularités des peuples extra-occidentaux, a également souligné les coupures que l'Occident s'était imposé dans sa quête d'esthétique, bannissant de son langage l'infinie diversité des éléments-sons dont l'être humain dispose mais que l'organisation de sa culture avait enfoui dans la mémoire universelle.
Outre ses raffinements d'expression, il serait impardonnable de passer sous silence la caractéristique primordiale de l'histoire du chant dans l'Occident qui, dès le départ et jusqu'à nos jours, réside dans la rivalité entre le mot et l'élément magique de la voix pure, équilibre fragile entre raison et magie. Par raison, entendons le mot, l'importance du mot, et par magie, la nécessité instinctive de l'être humain de se libérer par un acte magique, le chant, que l'on retrouve aussi bien dans les mélismes du culte, la vocalise généreuse du Bel Canto ou l'ardeur manifeste d'un flamenco.
Comme se plaisait à dire Marcel Beaufils[1], il s'agit là des deux fameux pouvoirs du mot qui conjugue la transmission d'une idée avec le son pur et donc le phénomène magique.
Les artisans de l'histoire de la musique que sont les compositeurs ont participé activement à cette querelle fournissant des arguments pour assurer tantôt la suprématie du son, tantôt celle du verbe. Prenons les exemples de Gluck (1714-1787) qui affirmait que la musique devait seconder la poésie et de Mozart qui pensait que la poésie devait être fille obéissante de la musique. Un mouvement de balancier continu entre les deux tendances que Wagner un siècle plus tard représentait dans son traité Opéra et Drame(1851) au cours duquel il présentait les deux conceptions opposées de l'écriture lyrique: ou le choix de la structure était dicté par la musique et empêchait du même fait l'unité dramatique du texte ou alors, le poème commandait la musique et celle-ci devenait commentaire de texte.
Face à ce conflit plusieurs fois centenaire, l'expression vocale tente de s'affranchir. Schönberg dans son Pierrot Lunaire(1912) donne le plus bel exemple de la voix en tant que véhicule par excellence de communication avec son Sprechgesang à mi-chemin entre le chant et la déclamation. Simultanément on retrouve l'exploitation des capacités les plus larges du langage vocal entre sens et sons dans les recherches théâtrales d'Antonin Artaud. Le fruit de son travail ne sera pas sans influence sur les musiciens d'aujourd'hui, en témoignent les oeuvres de Kagel (Anagramme, 1958), Ligeti (Aventures, 1962) ou Berio (Traces, 1965) qui semblent apporter au sein de leurs compositions des tentatives de réponse face au dilemme perpétuel qui secoue l'histoire du chant en Occident. La littérature prend part également à cette ébauche de résolution du conflit entre Magie et Raison et répond en miroir par la poésie sonore.
Du jeu d'influences entre répertoire et voix
En reprenant l'expression de Roland Mancini c'est la fonction qui crée l'organe, on serait tenté d'affirmer qu'ainsi tout a été dit tant la formule se fait synthèse du mouvement de création des oeuvres et d'apparition des tessitures vocales.
Il serait superflu de reparler du jeu de stimulation réciproque qui existe entre vocalistes et instrumentistes qui fit naître le Bel cantisme dans un déploiement extraordinaire d'efforts d'imagination et d'habilité technique ; car si le chant monodique s'était appuyé sur la basse continue pour connaître ses premières envolées, réciproquement, cette émancipation vocale n'aurait jamais eu lieu sans un développement simultané des accompagnements instrumentaux. C'est parce que le Bel canto participe au goût du Baroque pour l'image bigarrée en réclamant du son une variété infinie composée d'une multitude de sonorités comme la voix seule peut le faire, que les instruments vont tendre eux aussi vers cette recherche de couleurs subtiles et de jeu tout en nuances. C'est également ce goût de l'ambiguïté sexuelle si caractéristique du Baroque qui introduisit la notion de travesti, véritable institution commune au théâtre et au ballet, permettant à la femme d'assumer des rôles masculins et aux castrats de tenir des rôles de femmes. Dans ce timbre de castrat, on retrouve la symbiose entre les résonances de la voix d'enfant et celles de la femme, mêlées aux inflexions androgynes afin de donner naissance à des sons fabuleux, d'une abstraction totale en rapport avec les dimensions mythiques et irréelles propres à cette période.
Avec la Révolution de 1830 qui exalte l'individu et qui contamine petit à petit l'ensemble de l'Europe, le Bel canto et son arsenal imaginaire ne conviennent plus. Les castrats se voient progressivement remplacés par des voix inscrites dans le réel, porte-parole de héros en chair et en os qui crient leur passion, leur malheur et leurs combats. Avec cette nécessité d'intensité, de puissance pour convaincre, la voix perd de sa virtuosité, de sa souplesse et limite son étendue. Rien d'étonnant à cela car les cordes vocales sont comme un élastique tendu, qui perd de sa hauteur si on augmente sa largeur.
Dès la fin du XVIIIe siècle, les chanteurs se voient également confrontés à une double difficulté, d'une part par l'augmentation du volume des salles qui accueillent ainsi de plus en plus de public, et d'autre part, par le fait que les compositions sont écrites pour des orchestres toujours plus fournis. Pensons également aux décors qui dans une perspective plus réaliste, se font de moins en moins réfléchissants. Ces facteurs contribueront eux aussi au développement de techniques spécifiques permettant de faire face à ces nouvelles exigences de puissance vocale.
Ces aspects pourtant réduits de l'évolution du chant dans notre histoire de la musique nous incitent dès à présent à la réflexion. Tout d'abord d'un ordre technique et plus précisément physiologique comme nous venons de la voir, ils imposent aux chanteurs de se spécialiser dans un domaine. On pourrait presque dire dans un univers sonore. La conjugaison de répertoires aux exigences diamétralement opposées voudrait imposer aux chanteurs une polyvalence contre nature et quasiment contre culture. Car au-delà de la surexploitation périlleuse de l'organe phonatoire, il y a superposition d'univers esthétiques et symboliques contradictoires qui, mis ensemble, risqueraient d'empêcher tout contact profond et sensible dans une perspective d'interprétation. Car il est clair que nous attribuons des valeurs spécifiques aux voix que nous entendons et dans cette logique analytique contemporaine, consciente ou non, il nous apparaît tout à fait normal de représenter Boris Godounov et avec lui, l'image du tsar tout puissant, par une voix de basse, évoquant par là-même, force, puissance et virilité. Nettement plus déconcertant pour les auditeurs du XXe siècle que nous sommes, ce rôle d'empereur romain et non des moindres, Jules César, confié à l'époque à un castrat et entonné de nos jours par le haute-contre pour interpréter l'opéra de Haendel! En envisageant l'évolution de notre concept symbolique de la hauteur du son et aux caractéristiques qui s'y rattachent, on se procure ainsi de nouvelles clefs dans la recherche de la juste interprétation des oeuvres du passé dans ce que l'on pourrait appeler l'esprit du chant.
Théâtre et vocalité
Alors qu'on assistait à l'émancipation des moyens d'expression cinématographiques et que l'on voyait naître parallèlement les terrains expérimentaux du type du théâtre laboratoire de Grotowski, on s'étonnait de constater un statisme imperturbable dans le domaine de la mise en scène des oeuvres lyriques. A force d'en parler et de poursuivre ainsi le creusement du fossé qui éloignait jour après jour les scènes théâtrales des scènes lyriques, les metteurs en scène se lancèrent dans le grand mouvement de recherches, brisant les tabous et déshabillant l'opéra de ses traditionnelles parures pourpres et or. Et les chanteurs allaient eux aussi donner de leur personne: les postures séculaires firent bientôt place aux positions les plus extravagantes, exigeant du chanteur une maîtrise exceptionnelle de la voix. Une libération du mouvement sans doute indispensable et généreuse dans une dimension d'interprétation mais qui semblait oublier parfois que la première fonction du chanteur ...est de chanter avec toutes les implications physiques que cela suppose. Il faudra attendre que les metteurs en scène fassent l'expérience de l'acte vocal pour modifier leurs exigences en laissant peut-être un peu de côtés les conseils de La Fontaine:
"Vous chantiez? J'en suis fort aise: Et bien! dansez maintenant."
Claire AUBRY
[1] Germaniste, spécialiste du romantisme allemand (1899-1985)
En nous rappelant que le larynx est un organe génital, les scientifiques attirent notre attention sur le lien tout à fait privilégié qui existe entre l'appareil phonatoire et le système hormonal. Si la puberté va déterminer le temps de croissance du larynx en enclenchant une mue bien évidemment moins prononcée chez la femme que chez l'homme, on ne peut nier également une dépendance de la voix par rapport au tonus hormonal au cours de la vie entière et comprendre du même fait les modifications profondes qui peuvent se refléter dans la qualité vocale à certains moments-clé de l'existence. Par une meilleure connaissance des éléments influant leurs caractéristiques vocales, les chanteurs, sans pour autant se libérer de l'appréhension bien compréhensible d'une perte relative de virtuosité et de leur aigu, tentent de plus en plus de réajuster leurs répertoires au fil de leur carrière en fonction des capacités de leur maturité. Une manière de suivre le bel exemple de Magda Olivero, une des plus grandes actrices lyriques de notre siècle, qui après 50 ans de carrière effective sur scène, chantait toujours à 80 ans. Claire Aubry
La poésie doit reposer dans les bras du chanteur telle une fiancée: légère, heureuse et consentante; le chant qui naît alors semble venir des régions célestes (Robert Schumann).
Je chante parce que l’orage n’est pas assez fort pour couvrir mon chant et que quoi que demain l’on fasse, on pourra m’ôter cette vie, mais on n’éteindra pas mon chant (Louis Aragon)
Dans le chant le plus naïf, pour peu qu’il soit chanté d’une voix pure et naturelle, il peut se rencontrer telle note si exacte, si bien placée, si éloquente, qu’elle semble contenir toute la vérité de l’homme et toute l’harmonie de l’univers (Jean Guéhenno)
Sache donc cette triste et rassurante chose Que nul, Coq du matin ou Rossignol du soir, N’a tout à fait le chant qu’il rêverait d’avoir ! (Edmond Rostand)
Toute la société est pleine d’avares fastueux. On loue une première loge à l’Opéra et l’on emprunte le livret (Diderot)
Jamais une voix d’un timbre parfaitement inaltérable ne pourra atteindre à ces sons voilés et en quelque sorte suffoqués qui peignent avec tant de force et de vérité certains moments d’agitation profonde et d’angoisse passionnée (Stendhal).
Outre une voix saine et robuste, Strauss demande une tessiture particulière: il n’y a qu’à regarder n’importe quel rôle, d’Ariane à Chrysothemis « ... ». Il faut non seulement avoir un ré facile mais aucun problème du fa dièse au ré, ou du moins au ré bémol. Si cette partie de la voix demande un effort, non seulement on ne sera jamais bon dans ce répertoire mais on sera tout le temps en train de trembler (Léonie Rysanek).
Le plus souvent, les chanteurs entrent en scène en descendant de l’avion. Ils enregistrent un disque à Vienne en assurant une série de représentations à Londres. Il n’y a rien de pire pour la voix ! Jenny Lind, Adelina Patti, effectuaient de grandes tournées qui les conduisaient à chanter chaque soir dans une ville différente. Mais elles possédaient leur train privé ! Elles n’étaient pas forcées de faire leurs bagages, de chercher un taxi pour l’aéroport, de s’entasser dans une salle d’attente enfumée, de subir les changements de pression à l’intérieur de l’avion... et du climat à l’arrivée ! Aujourd’hui, les voix deviennent fragiles et des espoirs s’essoufflent en l’espace de deux ou trois ans (John Sutherland dans Opéra International n°128).
Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer (Alfred de Musset)
Ce n’est pas de l’art qui nous tombe du ciel avec un chant d’oiseau, mais la plus simple modulation correctement conduite est déjà de l’art, sans conteste possible (Igor Stravinski)
Dans tout pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs (Chateaubriand)
(...) si la déclamation est déjà un début de la narration au théâtre, le chant, qui est un abus de la déclamation, n’est donc, comme on voit, que l’abus de l’abus (Beaumarchais)
Il semblerait incroyable de ne point consacrer une ligne à La Callas lorsqu'on se consacre à la voix! Au-delà des mille visages déjà surpris au détour d'une interprétation, au-delà des mille autres à découvrir à chaque fois, La Callas nous entraîne immanquablement par immersion complète, dans l'univers de la vocalité. Couronnée du titre de Voix totale tant son registre, ses couleurs, son expressivité lui assuraient un libre accès à tous les répertoires, à tous les rôles, la cantatrice a brillé par sa polyvalence du son, polyvalence du mot.
Rappelant le phénomène de la soprano assoluta, soprano qui fit fortune à l'époque romantique et dont la voix absolue alliait le grave puissant et généreux de notre contralto actuel avec l'éclat et la brillance d'un soprano tel que nous l'entendons aujourd'hui. Soprano assoluta qui enclenchera le désir de monter le registre vers l'aigu et développera cette tension électrique des foules. Si les premiers contre-ut déjà entendus avec Haendel ou au fil des opéras de Keiser se voient dépassés quelques années plus tard par le contre-sol de Popoli di Tessaglia de Mozart, cette brusque première montée n'en est pas moins arrêtée net par le rééquilibrage rossinien dès le début du XIXe siècle. En conjuguant dans sa palette vocale unique, la conviction de ses héroïnes, la puissance de leur passion, la souplesse et la brillance d'un tempérament virtuose, La Callas nous offre en une voix, les couleurs variées de notre histoire du chant. Une voix totale pour embrasser des siècles de musique. Claire Aubry
... à travers ses propos:
Quand je me dis: « Mon Dieu, je vais chanter ce soir, qu’est-ce qu’ils veulent de moi? Comment puis-je faire de mon mieux, mieux qu’hier et toujours mieux? », c’est un coup de fouet terrible. Je ne peux pas y échapper.
Vocalement, il y a des chanteuses qui font mieux que moi. Mais je donne au public quelque chose de différent, et il en est conscient. Je ne me contente pas de chanter mes rôles. Je les joue comme je les sens. Sur scène, il faut se laisser aller à l’émotion, oublier ce qu’on a préparé.
Il n’y a pas que l’exhibition vocale qui compte. A partir du moment où vous acceptez de monter sur scène, vous acceptez de tout exhiber, la voix, mais aussi le corps.
Si le public s’est attaché à moi, c’est parce que je lui ai offert la vérité, la mienne et la sienne. Les gens ne sont pas dupes.
Maintenant j’ai peur. Le public m’a donné une situation splendide, unique au monde. Mais cela vous laisse très seule. Parce que la chute peut être tellement dure. La gloire elle-même fait peur, parce que l’on comprend que ce n’est pas naturel.
Je pense souvent à la mort, mais je n’en ai pas peur. Pourvu que je ne souffre pas. De quoi aurais-je peur ? La gloire ? Je ne lui fais pas confiance. Quand je mourrai, je pousserai un soupir de soulagement en me disant: « j’ai bien fait mon travail. J’ai été et je resterai la Callas.