Claudio Abbado, un portrait londonien 

par

Claudio Abbado & London Symphony Orchestra. Complete Deutsche Grammophon and Decca Recordings. 1966-1987-Livret en anglais et allemand. 46 CD DGG. 00289 483 9589. 

Après des coffrets thématiques “Abbado à Berlin” et “Abbado à Vienne”, DGG remet en boîte le legs londonien de Claudio Abbado. Dans la mythologie du chef, la période londonienne est un peu oubliée par rapport à d’autres moments marquants de la carrière du maestro : le chef lyrique à la Scala qui dépoussière l’institution milanaise, le successeur de Karajan au Philharmonique de Berlin, le Mentor de l’Orchestre de Chambre d’Europe et du Mahler Chamber Orchestra ou le Sage qui accompagne la recréation de l’Orchestre du Festival de Lucerne.   

Pourtant  la place musicale londonienne est foncièrement liée à la reconnaissance internationale du musicien et ce coffret documente une période comprise entre 1966 et 1987, soit 21 ans qui ont vu le chef passer du statut de jeune félin de la baguette à celui d’une star internationale désignée, à la surprise générale, à la tête du plus prestigieux orchestre du monde à la suite de Karajan ! 

Le London Symphony Orchestra est le compagnon presque exclusif de cette ascension. Cette relation, qui débute en 1966 avec ses premiers disques pour Decca, culmine avec ses mandats de Chef invité principal (1975-1979) et de Principal Conductor (1979-1987). Ces années furent essentielles dans l’histoire de l’Orchestre puisqu’elles fondent sa position actuelle dans la cité avec la délicate installation au Barbican Center qui devient sa salle de concert de résidence. Au niveau de la programmation, l’Italien apporta une profonde évolution avec une mise en avant de la modernité (dont un cycle Webern pour le Centenaire de sa naissance) et du répertoire austro-allemand avec bien évidement une intégrale des symphonies de Mahler si chères au coeur du chef et, bien sûr, la musique contemporaine. La programmation plutôt aventureuse pour Londres et la transition vers le glacial Barbican Center firent un temps déserter le public.  Le passage londonien du chef fut marqué par d immenses réussites dont les productions d’opéras présentées au Festival d’Edinburgh. 

Le présent coffret rend donc justice artistique à ces années britanniques. A la lecture du programme, on redécouvre avec joie une liste passionnante car elle ne doublonne pas trop avec les autres enregistrements de Claudio Abbado...Une bonne partie des oeuvres proposées ne furent pas enregistrées sous sa baguette lors de ses postes successifs. Point de Mahler, Schubert, Bruckner, un tout petit peu de Brahms ou de Tchaïkovski, mais du Bartók, Stravinsky, Prokofiev, Debussy, Berlioz, Bizet, Ravel et même du Pergolèse et du Vivaldi. Justement cette orientation laissa un goût amer à certains musiciens anglais qui reprochaient au chef de se faire la main avec des concerts londoniens avant d’enregistrer son coeur de répertoire à Vienne ou Chicago…

Il n'empêche, il ne faut pas bouder son plaisir à la réécoute de cette somme ! 

Le jeune fauve des podiums, auréolé de ses premiers succès dont une série de concerts à Salzbourg à l’invitation d’Herbert von Karajan, fut convié à graver quelques disques de démonstrations avec le LSO pour Decca. En tête de gondole, quelques Prokofiev du plus bel effet. Si la Symphonie n°1 est un peu trop placide, la Symphonie n°3 magnifiée par la puissance démoniaque et la dynamique des pupitres formidablement mise en valeur par la prise de son, reste depuis près de 50 ans une immense référence. Le bonheur se prolonge avec une suite du trop rare ballet Chout et une sélection évidemment virtuose et engagée  du ballet Roméo et Juliette. A la fin des années 70, Abbado remit Prokofiev sur le métier avec une gravure autant narrative que démonstrative d’Alexandre Nevsky, une référence indépassable.     

Autre immense succès, l’enregistrement Alban Berg avec les Trois pièces pour orchestre,  la Lulu-Suite et les Altenberg Lieder avec Margaret Price. Les trois Viennois étaient le coeur du répertoire d’Abbado et il atteint dans ces partitions des sommets vertigineux par l’acuité de la direction et un sens narratif qui font des ces partitions des drames miniatures. La puissance des pupitres et les couleurs mates du LSO sont au diapason de cette vision certes intellectuelle mais puissamment humaine. Abbado remettra ces partitions sur le métier avec les Wiener Philharmoniker dans les années 1990, dans l’optique plus velourée des instruments de la phalange autrichienne. On place au même niveau les Variations sur un thème de Weber de Hindemith et la Sinfonietta de Janáček, sublimées par le son Decca. 

Des jeunes années, on retient un duo composé des Symphonies n°3 et n°4 de Mendelssohn, un terrain d’excellence pour Abbado qui dirige avec une main de fer dans un gant de velours. C’est dirigé mais jamais brusque : l’art des grands ! En 1984/85, le Milanais enregistra un cycle complet des symphonies, somme qui reste une référence incomparable pour la justesse de ton et le style. Ainsi, on a rarement entendu meilleure Symphonie n°1 par le rendu de la sève primesautière qui traverse cette oeuvre brillante et sous-estimée 

On redécouvre avec bonheur toute une série de gravures stravinskiennes avec, en tête d’affiche, un Sacre du Printemps magistral qui déploie toute la puissance instrumentale et la palette du LSO. Cette lecture bien trop oubliée allie un superbe travail sur les textures et un engagement total des pupitres. Autre sommet stravinskien : le ballet de Jeu de Cartes dont Abbado est l’un des rares chefs à trouver la bonne donne. Sa lecture ne se concentre pas sur une vision purement rythmique et elle desserre l’étau pour laisser les virtuoses de l’orchestre se déhancher en cadence avec un je-ne-sais-quoi de second degré qui fait le charme de cette partition. On reste sur les cîmes avec le ballet intégral de Pulcinella, c'est-à-dire avec le trio de chanteurs et quels chanteurs : Teresa Berganza, Ryland Davies et John Shirley-Quirk. La baguette virevoltante du chef additionne respect des couleurs et une certaine nostalgie passionnée comme si tout un monde se finissait dans ce ballet. Sans démériter, la Suite de l‘Oiseau de feu impressionne techniquement, mais la succession de morceaux de la suite casse le rythme narratif. Petrouchka sonne un peu trop neutre et plus distancée qu’espérée. Certes, le LSO est excellent mais le résultat est en deçà des espérances.   

Bizet (Suites de L’Arlésienne et Carmen) et Debussy (Damoiselle élue, Prélude à l’après- midi d’un Faune et Iberia) sont de belles réussites par la finesse du trait et le sens des couleurs. 

Au niveau des intemporels, il faut placer la belle sélection de 14 concertos pour piano avec rien moins que Rudolf Serkin au clavier. Rigueur et sérieux sont les maîtres mots de cette somme que l'on peut considérer comme un étalon d'un style à la fois assez intellectuel et sans pathos qui ne doit cesser de nous inspirer. Abbado est seul face au LSO pour de belles lectures des Symphonies n°40 et n°41, c'est certes solide et racé, mais en rien indispensable.

Le coffret comporte quelques déception. Longtemps considérée comme une référence, l’intégrale Ravel, en dépit de solistes de classe : Martha Argerich et Michel Béroff dans les concertos, peinent à nous séduire. Certes, c’est très bien fait, mais un orchestre souvent trop compact au détriment de la transparence et une prise de son relativement ratée font que cette somme s'efface devant les intégrales Ozawa (DGG) ou Boulez (Sony) pour en rester à des intégrales équivalentes et presques contemporaines. 

Au niveau des déceptions, une Symphonie n°4 de Brahms, seule escale londonienne d’une intégrale étonnante à quatre orchestres partagée entre Londres, Berlin, Vienne et Dresde. Le geste est rapide et l’orchestre trop brut pour nous toucher. Abbado ira tellement plus loin dans son intégralité 100 % berlinoise gravée ultérieurement pour DGG. 

Si Tchaïkovski n’est pas foncièrement le répertoire que l’on associe à l’intellectuel Abbado, le Milanais aimait particulièrement ses oeuvres au point d’y revenir à de nombreuses reprises ; il laisse ainsi 3 gravures de la Symphonie n°5 à Londres, Chicago et Berlin. Pourtant, l’interprétation sur les rives de la Tamise, raide et automatique, peine à nous convaincre. 

De l’opéra, autre domaine de prédilection du chef, on pointe Carmen, le Barbier de Séville et la Cenerentola.  Enregistrée suite aux représentations au festival d'Edimbourg 1977, Carmen avec une distribution de luxe (Teresa Berganza, Placido Domingo, Sherrill Milnes, Ileana Cotrubas) reste considérée comme une archi-référence. Cependant, il est permis d’être assez déçus à la réécoute d’une gravure certes stylistiquement parfaite mais qui pèche par un excès d’élégance : Carmen et Don José s’habillent en Christian Dior et se parfument en Channel. Point de réserves par contre avec les 2 opéras de Rossini, des parangons absolus des discographies. Rossini encore très bien servi avec un sympathique album d’ouvertures.

Côtés concertos, Claudio Abbado est en compagnie de ses fidèles Martha Argerich dans Liszt, Chopin et Ravel ainsi que d’Alfred Brendel pour Schumann et Weber. Là encore, ces gravures sont des références. On réécoute avec intérêt le Concerto n°1 de Tchaïkovski avec le jeune Pogorelich, virtuose et puissant comme il le faut dans cette partition étalon de démonstration. Seul récital vocal de ce coffret, une galette Verdi avec rien moins que Nicolaï Ghiaurov dans des extraits de Nabucco, Macbeth, I vespri Siciliani et Simon Boccanegra.   

Du côté des chemins de traverses, on place le Stabat Mater de Pergolèse, une oeuvre que le chef aimait beaucoup, menée au brio lyrique mais foncièrement hors style et l’une des deux gravures d’Abbado des Quatre saisons de Vivaldi avec Gidon Kremer, une version intellectuelle et touchante même si en total contraste avec le renouveau interprétatif de cette époque. 

On salue en bonus, les deux seules gravures du maestro avec le New Philharmonia : Rinaldo et Schicksalslied de Brahms (avec le puissant James King dans Rinaldo), sublimés par une beauté dramatique et l’engagement du chef et une étonnante Symphonie n°2 de Tchaïkovski (grave en 1968 pour DGG), très mendelssohnnienne dans son élégance racée et son refus des effets de manche.     

En ultime cadeau, le coffret propose le Te Deum de Berlioz enregistré par l’orchestre des jeunes de l’Union européenne et une addition de vaillants chœurs anglais, l’une des meilleures gravures de cette partition imposante et touffue que le chef parvient à transcender et à unifier. 

Moins indispensable que le coffret viennois, ce box n’est pas moins un témoignage essentiel par rapport à l’art de ce chef qui, tant par ses engagements en termes de répertoire que son soutien aux jeunes artistes et orchestres de jeunes, nous manque terriblement.  

Son : 9  Notice : 6  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Pierre-Jean Tribot

Abbado, portrait viennois 

 

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