Compositrices du XIXe siècle : Jeanne Louise Dumont (Louise Farrenc)

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Jeanne-Louise Dumont, dite Louise Dumont (Paris 1804-1875), est plus connue sous le nom de Louise Farrenc, du nom de son époux, le flûtiste et éditeur musical Aristide Farrenc. Alors que les Solistes Européens Luxembourg font paraître un disque majeur qui permettra une large diffusion de son oeuvre, Crescendo Magazine, par la plume d'Anne-Marie Polome, vous propose un portrait de cette compositrice. 

Sa famille

Depuis certainement quatre générations, la famille de Louise baigne dans l’art de très haut niveau. Il s’agit surtout de sculpture. Chaque père successif initie ses propres enfants à son art. Son trisaïeul Pierre Dumont est sculpteur de la Chapelle du Roi sous le patronage de la famille royale. Son arrière-grand-père, François, sculpteur très doué lui aussi, est membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Son grand-père Edme est l’un des six premiers pensionnaires de l’Ecole royale des Elèves protégés de Louis XV préparant les jeunes les plus doués pour le Prix de Rome et leur entrée à l’Académie. Son père, Jacques-Edme Dumont (1761-1844) accède à 16 an, à l’Ecole royale des Elèves protégés, obtient le Prix de Rome en 1788 et a la chance de résider en Italie jusqu’en 1793. C’est un sculpteur brillant à l’esprit indépendant, dont les œuvres ornent des monuments ou font la fierté de musées. Le propre frère de Louise, Auguste est lui aussi un sculpteur extrêmement habile. 

Jacques-Edme et Marie-Elisabeth-Louise Curton (1775-1844) habitent au Louvre avec une trentaine d’autres familles d’artistes ou artisans d’art attachés à la Couronne. C’est là que naissent Auguste et Louise. Quand Napoléon transforme le Louvre en musée à sa gloire, les familles sont relogées à la Sorbonne, abandonnée durant la révolution. La benjamine, Constance, y voit le jour. Les enfants ont la chance de grandir dans un milieu privilégié, dynamique, original et aisé, où l’art fait partie de la vie. Les parents font donner une éducation de qualité à chacun des enfants qui jouissent donc d’un solide bagage intellectuel et les deux filles échappent ainsi au carcan imposé aux femmes de l’époque. C’est un pari risqué ! En 1822, Stendhal qui prône l’éducation des femmes écrit : « Par l’actuelle éducation des jeunes filles, qui est le fruit du hasard et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés les plus brillantes pour elles-mêmes et pour nous », mais reconnaît pourtant : « Il n’est aucun de nous qui ne préférât, pour passer sa vie avec elle, une servante à une femme savante ».

Louise a des dons certains pour la peinture et la sculpture mais s’épanouit finalement dans la musique. Elle commence son éducation musicale avec sa marraine, Anne-Elisabeth-Cécile-Soria, pianiste de renom, élève du pédagogue de génie Muzio Clementi, et manifeste à 9 ans à peine une habileté quasi professionnelle au piano. Elle se passionne aussi pour la théorie musicale et, à 15 ans, commence en cours privés l’étude de la composition, de l’harmonie et de la théorie musicale avec Anton Reicha au Conservatoire. Le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, créé en 1795, est ouvert aux femmes mais les habitudes sont tenaces, il faudra un certain temps pour qu’elles en franchissent la porte. De plus, elles étaient exclues des classes d’instruments à vent, car en jouer était considéré comme indécent pour une femme. L’accès au Baccalauréat et, par suite, aux Universités et Hautes Ecoles leur était interdit aussi. 

Louise a la chance de pouvoir mettre ses talents à l’épreuve là où elle habite. De nombreuses soirées musicales où elle peut se produire comme pianiste soliste ou comme accompagnatrice sont en effet organisées à la Sorbonne. 

C’est vraisemblablement au cours d’un de ces concerts qu’elle fait la connaissance d’Aristide Farrenc, flûtiste, compositeur à ses heures et fondateur de sa propre maison d’édition musicale. Ils se marient en 1821. Elle a 17 ans et est déjà reconnue comme compositrice (on dit « femme-compositeur » !) et pianiste.

Aristide Farrenc (Marseille 1794 – Paris 1865)

Aristide Farrenc est né dans une famille de négociants marseillais. Il s’oriente vers la musique et, à 21 ans, rejoint Paris, foyer de très nombreux musiciens de tous les pays. Il acquiert une excellente réputation, surtout comme historien de la musique, découvreur de manuscrits (qu’il sauve de l’oubli en les publiant) et comme critique musical. Il publie, entre autres, une édition complète des œuvres pour piano de Beethoven pour laquelle il précise : « La collection complète des œuvres composées pour le piano-forte, par L. van Beethoven, ne contiendra que les ouvrages originaux et non cette foule d’arrangements faits par des mains étrangères ». On loue la qualité de ses éditions, sa modestie et son immense ardeur au travail. Il se déplace souvent à l’étranger, parfois accompagné de Louise qui se passionne elle-même pour ces recherches.

Vie commune

Louise continue sa formation musicale et se perfectionne avec de grands pianistes comme Hummel et Moscheles. Aristide Farrenc reconnaît le grand talent de sa femme. A Johann Nepomuc Hummel, il écrit : « Madame Farrenc a eu beaucoup de succès dans toutes les sociétés où elle s’est fait entendre … . Je ne crois pas me tromper en assurant qu’elle a réussi comme aucune femme n’a réussi de nos jours. Pendant notre séjour en Angleterre, nous avons placé 4 manuscrits de sa composition à un prix assez convenable… ». Son soutien inconditionnel est reconnu notamment par Marie-Antoinette Bobillier qui, dans un article du journal « L’Art » écrit, sous le pseudonyme de Michel Brenet : « Excellent musicien, flûtiste, un peu compositeur, éditeur de musique, collectionneur zélé et connaisseur érudit, Farrenc sut deviner le talent de sa très jeune femme, l’encourager et presque la forcer, dit-on, à produire en public des ouvrages qu’une modestie bien rare la portait à garder inédits ». Son manque de confiance en elle est un vestige de l’enseignement qu’elle a reçu dès son plus jeune âge. Il était très mal vu de se montrer savante et grande artiste à une époque où l’on ne pouvait dépasser les préjugés tels « … Il existe une nature féminine faite d’intuition plus que de raison ; aucun chef d’œuvre n’est le fait d’une femme ; trop d’instruction nuit à la féminité » (Isabelle Bricart, Saintes ou pouliches. L’éducation des jeunes filles au XIXe siècle, Paris, Albin Michel 1985). 

En 1826, le couple a un enfant, Victorine-Louise (1826-1859), extrêmement douée elle aussi. A l’âge de 5 ans et demi, elle exécute très bien un morceau au piano pour sa mère et, dès ses 12 ans, interprète de manière professionnelle des partitions de Hummel, Bach,… La « Gazette musicale », ouvrage critique, écrit : « Mademoiselle Farrenc, âgée de 13 ou 14 ans, a dit un quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle de Beethoven avec autant de goût et de style que sa mère en met dans ses compositions. ». A partir de 1843, elle suit, au Conservatoire, les cours de piano de sa mère qui y enseigne et obtient le Premier Prix l’année suivante. Elle donne de nombreux concerts à Paris et Bruxelles et, parallèlement, elle compose. Mais en 1847, elle tombe gravement malade, garde le lit et ne se relèvera plus. Sa mère ne s’en remettra jamais et ne composera plus. Après une période de détresse, elle se consacre, avec son mari, à la préparation d’une anthologie de la musique pour clavier : « Le Trésor des Pianistes», ouvrage en 23 volumes du répertoire des XVIe au XIXe siècle pour clavecin et piano-forte, redonnant vie à des œuvres magnifiques tombées

dans l’oubli. La moitié des volumes est élaborée après le décès de son époux décédé dix ans avant elle.

Louise Farrenc disparaît à l’âge de 71 ans. La « Revue et Gazette musicale » lui consacre alors un long article dont voici des extraits : « L’artiste dont nous déplorons la perte, la plus remarquable assurément de toutes les femmes qui se sont adonnées à la composition musicale, s’est éteinte … Si, comme professeur, Madame Farrenc a laissé une trace qui ne s’éteindra pas de sitôt, c’est bien plus encore à titre de compositeur qu’elle vivra dans l’histoire de la musique. Ses ouvrages témoignent d’une force et d’une richesse d’imagination en même temps que d’une science qui n’ont jamais été au même degré, avant elle, l’apanage d’une femme. Elle a abordé, sans peur, les genres les plus hardis et y a réussi. … Si le gros du public ignore son nom, c’est aux artistes… à lui rendre hommage de la manière la plus utile pour sa mémoire… en faisant entendre de temps à autre les créations de cet esprit si distingué, dans lesquelles les jeunes compositeurs pourront apprendre, comme chez les maîtres classiques, comment on allie le charme à la correction de la forme et la grâce à l’habileté technique ».

La musicienne

A côté de sa virtuosité pianistique, les activités musicales principales de Louise sont la composition, l’enseignement et la recherche musicologique (Le trésor des pianistes)

La compositrice

Ses œuvres -dont la publication s’étale essentiellement de ses 21 à ses 60 ans- se répartissent en plusieurs périodes et domaines : la musique pour piano (1825-1840 et 1858-1864), la musique symphonique et la musique de chambre (1840-1858). Deux « ouvertures » pour orchestre sont créées en 1834. 

Musique pour piano 

Depuis le début du XIXe siècle et les améliorations apportées au piano, celui-ci supplante totalement le clavecin. Et, croissance économique aidant, il était de bon ton dans les familles aisées (industriels, commerçants, banquiers,..) d’en acquérir un et de faire initier la famille. Ceci explique, en partie la vogue de l’instrument à cette époque. 

1825-1840

La plupart des premières compositions de Louise Farrenc sont des variations ou des rondos construits sur des thèmes préexistants, où l’interprète peut montrer sa virtuosité. C’était la mode à l’époque et cela plaisait beaucoup. La plupart de ces œuvres sont éditées chez Aristide Farrenc.

Dans la Neue Zeitschrift für Musik, Robert Schumann écrit à propos de son Air russe : « Si un jeune compositeur me présentait des variations comme celles de Louise Farrenc, je le féliciterait pour les arrangements judicieux, pour les jolies formations dont elles témoignent partout. J’ai appris à temps l’identité de l’auteur. … »

(1858-1864) Dernières compositions pour piano 

Sa fille Victorine vit ses dernières années dans une grande souffrance. Ces œuvres sont une ultime communion avec elle. Ce sont des pièces brèves, particulièrement poétiques et émouvantes considérées comme le testament musical de Louise. 

Œuvres didactiques à l’usage des futurs pianistes (1840-1860).

Elle se consacre aussi à des ouvrages à visée pédagogique de haut niveau, comme les Trente études dans tous les tons majeurs et mineurs et des études faciles, de moyenne difficulté et brillantes. Les influences musicales étrangères et surtout allemandes se font alors sentir en France et la virtuosité décline au profit de la musicalité. On le remarque dans ces ouvrages. D’un intérêt didactique inédit, ces études n’ont pas seulement pour but d’amener les jeunes à parfaire leur jeu, mais aussi de leur proposer une connaissance historique véritable, les promenant de Bach à leurs contemporains. Un critique élogieux parle d’une « production nouvelle d’un talent… viril » et prédit aux Etudes de Madame Farrenc « un succès mérité ».

Musique symphonique (1840-1858)

A l’époque, peu de compositeurs français se consacrent à la musique instrumentale car l’engouement va à l’opéra qui met l’action en valeur par de la musique, des voix, des ballets, le tout paré d’effets spectaculaires. A côté de 2 ouvertures pour orchestre de 1834, Louise écrit 3 symphonies, ce qui est audacieux car Haydn, Mozart et Beethoven étaient supposés inégalables dans ce domaine. Mais, femme, elle ne put les diriger et il était dès lors difficile de les faire jouer. Sa première symphonie de 1841 sera jouée pour la première fois à Bruxelles en 1845. Un critique écrit : « … après avoir produit un tel ouvrage, Madame Farrenc a conquis le droit d’être placée au rang des compositeurs les plus distingués de l’époque actuelle. » La création de la troisième symphonie dans le cadre de la Société des Concerts du Conservatoire remporta un vif succès et elle sera la plus jouée.

Musique de chambre (1840-1858)

Au début du XIXe siècle, la musique de chambre est presqu’inexistante en France. Le violoniste Pierre Baillot, qui connaissait celle de Mozart, Beethoven, Haydn, Boccherini, organise des concerts qui lui sont exclusivement dédiés et introduit le genre en France. Louise se lance dans l’aventure et compose trios, quintettes, sextets, nonets et sonates, 11 œuvres qui diversifient ce type de musique basée généralement sur le quatuor. Le succès est au rendez-vous. Elle reçoit par deux fois le Prix Chartier pour la musique de chambre accordé par l’Académie des Beaux-arts, reconnaissance d’un des leurs par l’élite artistique du pays.

L’enseignement 

Le 15 novembre 1842, Louise Farrenc est donc nommée professeur titulaire d’une classe de piano au Conservatoire de Paris par le ministre Secrétaire d’Etat de l’Intérieur et elle est la première femme à qui cette fonction est attribuée. Elle y restera 30 ans.
A l’époque, elle est déjà connue pour ses qualités pianistiques, ses compositions et aussi comme excellente pédagogue (en cours particuliers). Ses ouvrages didactiques sont appréciés. Sa nomination donc est bien accueillie comme en témoigne un article de la Revue et gazette musicale : « Madame Farrenc vient d’être nommée professeur de piano au Conservatoire ; personne n’était plus digne de ce poste important, et l’acte administratif qui l’en a investie a reçu une approbation et des éloges unanimes auxquels nous n’avons pas été les derniers à nous joindre. »

Au Conservatoire, la séparation est nette entre les classes de garçons et celles de filles. Louise est nommée chez les filles de même que d’autres collègues masculins. Une certaine discrimination régnait néanmoins et à charge égale, le salaire de Louise était inférieur à celui des hommes. Mais des lettres attestent de ses efforts pour régulariser sa situation et elle obtiendra gain de cause.

La finalité de l’éducation pianistique des femmes étant souvent « d’aboutir à des tours de force d’exécution qui font s’exclamer les amis de la maison », le pourcentage de filles impliquées sérieusement dans leurs études est bien moindre que celui des garçons. Etre professeur chez les filles est, de ce fait, moins valorisant mais il est impensable qu’une femme donne cours dans les classes de garçons ! Et certains parents ne veulent pas de Louise pour donner cours à leur fille, lui préférant un professeur masculin car des élèves faibles lui sont attribuées d’office et leurs prestations médiocres jettent sur elle le discrédit. C’est décourageant car elle forme d’excellentes élèves qui obtiennent des premiers prix, dont sa fille Victorine. 

La postérité

De son vivant, Louise Farrenc était célèbre dans toute l’Europe, admirée de ses collègues et de son public et saluée par les critiques dont Robert Schumann, Hector Berlioz ainsi que le compétent et redoutable critique belge devenu parisien, François-Joseph Fétis, qui l’inclut dans sa Biographie universelle des musiciens et qualifie son œuvre « d’organisation musicale toute masculine ».

De nos jours, elle reste largement méconnue des musiciens professionnels et il apparaît difficile de se procurer des partitions de ses oeuvres. 

Crédits photographiques : Bibliothèque Nationale de France

Anne-Marie Polome  

 

 

 

 

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