Emil Gilels, interprète des compositeurs russes : les années 1940-1963

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Edition Emil Gilels, volume 2. Emil Gilels, piano ; Orchestre symphonique de la radio d’URSS, direction Konstantin Ivanov ; Orchestre Symphonique de l’Etat d’URSS, direction Kirill Kondrashin et Dimitri Kabalevsky ; Orchestre Symphonique de Chicago, direction Fritz Reiner ; Orchestre d’Etat hongrois, direction Andras Korodi ; Leonid Kogan, violon ; Elisabeth Gilels, violon ; Mstislav Rostropovitch, violoncelle ; Yakov Zak, piano ; Quatuor Beethoven ; Dmitri Tziganov, violon ; Sergei Shirinsky, violoncelle. 1940-1963. Livret en allemand et en anglais. Environ 15 heures. Un coffret de 15 CD Profil Hänssler PH17066.

Dans un premier volume de treize CD (PH17065) couvrant la période 1933-1963, le label allemand Profil Hänssler dressait un portrait d’Emil Gilels dans des interprétations de concertos pour piano ou de sonates de Bach, Haydn, Beethoven, Schumann, Chopin, Mendelssohn, Brahms et quelques autres. Le même éditeur poursuit son édition consacrée à l’immense pianiste, avec un deuxième volume, un coffret de quinze CD cette fois, réservés exclusivement à des compositeurs russes, avec un mélange de gravures en studio ou en public. La période choisie est quasiment la même et le sous-titre précise « de 1940 à 1963 », mais pour la première date, nous n’avons relevé, sauf erreur, qu’une Etude-tableau de Rachmaninov en studio. C’est donc essentiellement le Gilels d’après la Seconde Guerre mondiale que nous suivons pendant une petite vingtaine d’années dans un répertoire qui lui convient au plus haut degré et dont la qualité de la sélection est à saluer. Celle-ci propose en effet un large éventail de compatriotes de ce natif d’Odessa, d’où sont aussi originaires Samuel Feinberg, Shura Cherkassky, Benno Moiseiwitsch, Maria Grinberg, Iakov Zak, Oleg Maisenberg, David Oïstrakh ou Nathan Milstein. 

Quelques rappels biographiques tout d’abord, pour se souvenir qu’Emil Gilels, né en 1916, a été l’élève de Heinrich Neuhaus dès 1935 au Conservatoire de Moscou, après être passé par le Conservatoire d’Odessa et avoir déjà remporté un concours de pianistes ukrainiens à l’âge de 15 ans. En 1936, il remporte le deuxième prix du Concours de Vienne avant d’être le premier lauréat de la session pour le piano du Concours Ysaÿe de Bruxelles en 1938, un an après Oïstrakh pour le violon. Juste avant la guerre, il rencontre Prokofiev, dont il créera la Sonate n° 8 en 1944. Dès l’année suivante, il commence des tournées au-delà des frontières de l’URSS. Il reçoit bientôt le Prix Staline et est nommé professeur au Conservatoire de Moscou en 1951. Il accomplit une carrière parallèle d’enseignant et de concertiste, en Russie et à l’étranger. L’Italie, l’Angleterre, la France, l’Autriche, l’Allemagne, où il signe pour Deutsche Gramophon, l’acclament. En 1955, il triomphe aux Etats-Unis. Il est l’un des rares artistes soviétiques autorisés à paraître régulièrement en dehors de son pays. Ou faut-il dire à devoir y paraître ? Il incarnait si parfaitement les vertus et les prestiges de l’URSS d’alors, écrit André Tubeuf en juin 2006. Gilels, qui laisse un nombre impressionnant de gravures en studio ou en public, est décédé en 1985. 

On a souligné le jeu sobre et équilibré de ce virtuose, mais aussi la puissance déployée, la technique de haut niveau et la maîtrise du son. Certains commentateurs sont allés jusqu’à le qualifier de « démiurge », soulignant l’éloquence et la tension déployées, mais aussi une certaine expression glacée et une retenue proche de l’inflexibilité. André Tubeuf note encore : il entrait en scène, massif, concentré, pour ainsi dire fermé. Il ne regardait pas le public, il ne souriait pas, son visage ne s’éclairait pas quand montaient vers lui les bravos -le plus souvent en ovation. On a aussi glosé sur un complexe face à Sviatoslav Richter, son aîné d’un an, lui aussi ukrainien, au sujet duquel, lorsqu’en dehors de Russie on le félicitait pour ses brillantes prestations, il répétait : Attendez d’avoir entendu Richter ! Au-delà des exceptionnels moyens techniques qui étaient les siens, Gilels, homme discret et réservé dans la vie courante, était capable d’une noblesse et d’une grandeur exaltantes, mais aussi d’une prodigieuse curiosité artistique. Son répertoire est immense, et il va des compositeurs anciens jusqu’aux plus contemporains. Le présent coffret est un témoignage révélateur d’un art pianistique d’une rare musicalité et il dément globalement l’étiquette d’austérité froide qui lui est parfois accolée. Le programme mélange avec opportunité enregistrements de studio et concerts en public, moments qu’il appréciait, en contraste avec l’attitude pudique décrite plus avant. Un portrait de la revue Compact de juillet 1990 qui lui a été consacré rapporte une confidence : Pour nous autres Ukrainiens, la musique est la meilleure manière de communiquer. Et communiquer, c’est avant tout aimer, pas forcément briller. C’est peut-être dans cette remarque que réside le secret d’Emil Gilels.

Que propose cette édition soignée ? Pour commencer, quatre CD consacrés à Tchaïkovski, deux à Rachmaninov et deux à Prokofiev. Parmi les nombreuses versions du Concerto n° 1 de Tchaïkovski que Gilels a laissées, une quinzaine semble-t-il, on trouve ici une fougueuse interprétation en studio à Moscou de 1951 avec le Symphonique de la Radio d’URSS dirigé par Konstantin Ivanov, suivie par la version fabuleuse (le mot n’est pas choisi par hasard) avec Fritz Reiner et le Symphonique de Chicago dans l’enregistrement réalisé en Illinois le 10 octobre 1955 et paru chez RCA. On est sidéré par l’entente absolue qui règne ici et par le tempo puissant et majestueux, qui donne à la partition une sensation permanente d’évidence. Il s’agit sans doute de la plus grande lecture par Gilels de cette page célébrissime et de l’une des plus grandes références de ce concerto. Si la prise de son avec Ivanov est de qualité moyenne, celle de Chicago est grandiose. Impossible d’être avare de superlatifs face à ce que l’on écoute : c’est tout bonnement sublime ! Un second CD propose deux concerts publics donnés à trois mois de distance en 1959, le premier à Budapest le 28 septembre, avec l’Orchestre d’Etat hongrois mené par Andras Korodi, le second à Moscou le 23 décembre avec le Symphonique d’Etat d’URSS confié à Kirill Kondrashin. Gilels y joue le Concerto n° 2, dans la version abrégée d’Alexandre Siloti de 1897. L’enthousiasme est au rendez-vous dans les deux cas, et Gilels fait preuve de bravoure dans ce maelström sonore, mais on peut préférer la gravure réalisée avec Evgueni Svetlanov à la tête de l’Orchestre symphonique académique d’URSS le 18 décembre 1972, encore à Moscou et en public, en raison du regain de poésie que revêt le dialogue avec le violon et le violoncelle dans l’Andante non troppo et de la dynamique orchestrale (Olympia OCD 229, réédité en 2015 par Melodiya). 

On poursuit avec la Sonate pour piano de 1865, publiée seulement en 1900, une œuvre de jeunesse dans laquelle Gilels souligne bien ce que les thèmes d’un romantisme moyennement inspiré doivent à Schumann, Brahms et Chopin. Quant aux Six Morceaux op. 19 de 1873 dont on entend deux interprétations moscovites de 1950, l’une en live, l’autre en studio, Gilels en traduit les aspects sentimentaux, pastoraux, rêveurs ou rythmés avec un investissement qui donne à ces pièces parfois sans grande consistance un intérêt inattendu. On trouve encore le Trio à clavier op. 50, composé en mémoire de Nicolas Rubinstein, le frère d’Anton, dans une vision pleine d’émotion, partagée avec Leonid Kogan et Mstislav Rostropovitch, en studio le 2 février 1952. Les trois interprètes, que l’on retrouvera plus loin dans le coffret, en février 1959 à Londres, dans un tranchant Trio n° 2 op. 67 de Chostakovitch, mettent leur jeunesse ardente et leur complicité souveraine au service d’une partition aux accents poignants.

Deux CD pour Rachmaninov, nous l’avons dit. On découvre deux versions du Concerto n° 3, toutes deux gravées en 1949, l’une le 14 janvier en studio, l’autre le 17 mars en public. Les conceptions sont très proches, avec beaucoup de brio, de panache et d’ivresse, mais en public, le son sature beaucoup. On préférera la prise de studio. Dans les deux cas, Kirill Kondrashin et le Symphonique d’Etat d’URSS sont des partenaires attentifs. On n’atteint certes pas la plénitude de l’équipe Gilels/Cluytens de 1955 avec la phalange du Conservatoire de Paris (EMI, avec en prime un très beau Concerto n°2 de Saint-Saëns), mais ces témoignages sont éloquents en termes d’engagement. La Suite pour deux pianos op. 17, avec Yakov Zak, lui aussi originaire d’Odessa et autre élève d’Heinrich Neuhaus, est un beau moment d’allégresse, en 1946, avec une Valse/Presto décapante. Une série de courtes pages (deux Préludes, deux Etudes-Tableaux, un Moment musical), captées entre 1940 et 1962 complètent une approche de Rachmaninov élégante et raffinée.

Pour Prokofiev, la Sonate n° 2 op. 14 (studio, 1951) et la Sonate n° 8 (live, 1962, créée par Gilels dix-huit ans auparavant), montrent les affinités du pianiste avec l’univers encore romantique et vigoureusement motorique de la première citée, et l’ampleur de la huitième, avec un Andante dolce initial d’un lyrisme éperdu. On y ajoute deux prises échevelées de la Toccata op. 11 (deux live, de 1954 et 1959, ce dernier encore plus fou) et un Concerto n° 3 de studio en septembre 1955, où Kirill Kondrashin et le Symphonique de la Radio d’URSS viennent ajouter un grain d’exaltation à la passion de Gilels. On trouve aussi cette version chez Praga, couplée avec le Concerto n° 3 de Kabalevski à la tête du même orchestre en 1954. Cette œuvre figure sur le treizième CD du coffret, entièrement consacré au natif de Saint-Pétersbourg. Gilels joue avec le détachement voulu cette page que Kabalevski destinait à la jeunesse, ainsi que la Sonate n° 2 op. 45 que l’éditeur signale inédite au disque ; composée en 1945, elle évoque les années de guerre. Ce live du 6 décembre 1959 à Leningrad dépeint à merveille l’atmosphère tour à tour farouche face à l’invasion ennemie, puis emplie de tristesse pour les morts au combat avant la joie de la paix retrouvée. Un beau complément à la discographie de Gilels. On sera moins séduit par le pastiche de la Fantaisie de Schubert D. 940, arrangée par Kabalevski pour piano et orchestre, Gilels et le Symphonique de la Rai de Milan dirigé par Franco Caracciolo jouant les trois mouvements en live (1963) sans relief particulier.

Parmi les nombreuses pages que l’on découvre au fil des autres CD de ce coffret, on relèvera, chaque fois en public, une fascinante Islamey de Balakirev (1950), de sanguines Sonates 1 et 4 de Scriabine (1952 et 1957), la luxuriante Sonate op. 22 de Medtner (1954), l’élégante Sonate n° 2 de Glazounov (1950), la Sonate n° 4 de Weinberg, avec ses trois Allegros teintés d’ironie (1957), la Sonate de 1961 aux accents fracassants de Khatchaturian (1963), d’irrésistibles mouvements de Petrouchka, dans deux transcriptions pour piano, dont l’une est de Stravinsky, l’autre de Theodor Szanto (live, diverses dates), ou encore trois austères Préludes et Fugues de Chostakovitch (années 1950). On y ajoutera de petites pièces de Siloti, Borodine ou Cui. Mais aussi, pour ces deux derniers, des pages de musique de chambre : l’élégiaque Trio de 1861 de Borodine où Gilels joue avec le violoniste Dmitri Tsyganov et le violoncelliste Sergei Shirinsky 1959 (signalé comme inédit au disque) et, de Cui, la rare Sonate pour violon et piano, cette fois en studio en 1950, où le lyrisme d’Elizaveta Gilels, qui était devenue l’épouse de Leonid Kogan, répond à la chaleur de son frère Emil.

L’intérêt de cette production est aussi d’inscrire à son programme des partitions peu courantes. Un CD entier est dévolu à Alexander Alyabiev (1787-1851), qui prit part aux guerres napoléoniennes de 1812 et passa quinze ans en Sibérie suite au décès suspect d’un homme dont il fut accusé. Il laisse de nombreuses compositions aux accents romantiques, dont un Quintette avec piano, un Trio à clavier et une Sonate pour violon et piano que Gilels joue avec effusion, avec l’appoint du Quatuor Beethoven ou de certains de ses membres ; on y retrouve Tziganov et Shirinski. Sont aussi à l’honneur Leonid Nikolayev (1878-1942) et sa Suite pour deux pianos (avec Yakov Zak) et Andrey Babayev (1923-1964), connu pour des musiques de films, avec son Trio à clavier de 1948 où l’équipe Gilels/Tsiganov/Shirinski montre son éclectisme. Il s’agit pour les trois derniers compositeurs de prises de studio. On prêtera enfin une oreille intéressée à la démonstrative Ballade héroïque d’Arno Babajanian (1921-1983) au cours de laquelle Gilels s’en donne à cœur de joie, soutenu par Kirill Kondrashin et le Symphonique d’Etat d’URSS, dans un concert public de mai 1953. Avec les pages Khachaturian/Babajanian/Babayev placées toutes trois sur le dernier CD, l’éditeur, à travers Gilels, rend un bel hommage à la musique arménienne. 

Voilà un coffret indispensable pour tout admirateur de la personnalité hors normes d’Emil Gilels, et pour tout amateur de l’histoire de l’interprétation pianistique. On passera sur certaines limites de prises de son dues à l’âge des gravures et aux conditions des séances publiques, mais aussi à cette acidité que l’on retrouve sur maints enregistrements de l’ère soviétique, repris souvent par Melodiya et disponibles pour un grand nombre d’entre eux à l’un ou l’autre moment. On saluera toutefois le travail de restauration entrepris par les ingénieurs du son de Profil Hänssler, qui nous procurent un plaisir d’écoute renouvelé. Et ce n’est pas sans plaisir que l’on retrouve la spécificité des phalanges russes, avec leurs timbres typés et leurs cuivres cinglants. On mettra bien entendu à part la gravure du Concerto n° 1 de Tchaïkovski avec Reiner/Chicago, dont le son est transcendant. Elle justifierait à elle seule l’achat de ce gros coffret proposé à prix doux. L’éditeur nous doit maintenant une suite, car la carrière d’Emil Gilels ne s’arrête pas à 1963. Elle sera la bienvenue. 

Son : 7  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

  

 

   

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