En vidéo, résurrection des Frühlingsstürme de Jaromir Weinberger

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Jaromir  Weinberger  (1896-1967) : Frühlingsstürme, opérette en trois actes, reconstituée et arrangée par Norbert Biermann (°1968).  Alma Sadé et Vera Lotte-Boecker, sopranos ; Dominik Köninger, baryton ; Tansel Akzeybek, ténor. Comédiens : Stefan Kurt, Tino Lindenberg, Luca Schauss, etc. Danseuses du Komische Oper Berlin ; Orchestre du Komische Oper Berlin, direction Jordan de Souza. 2020. Notice en anglais et en allemand. Synopsis en anglais et en allemand ; pas de textes du livret. Sous-titres en allemand, anglais, français, japonais et coréen. 154.00. Deux DVD Naxos 2. 110677-78.

Lorsqu’Adolf Hitler accède à la Chancellerie le 30 janvier 1933, l’opérette Frühlingsstürrme est depuis dix jours à l’affiche de l’un des plus célèbres théâtres de Berlin, l’Admiralpalast. Dans la distribution figurent Richard Tauber et Jarmila Novotna, des stars absolues de la scène vocale, qui seront de la partie pendant les premières représentations. L’œuvre connaît un beau succès et sera programmée une vingtaine de fois, avec une interruption de quelques jours due aux élections qui vont donner les pleins pouvoirs à Hitler. Dans la foulée, les nazis décident la fin des représentations et la fermeture de l’Admiralpalast le 12 mars. Ainsi disparaît la dernière opérette de la République de Weimar. Frühlingsstürme va encore être jouée à Prague et dans d’autres villes proches, mais lors de l’annexion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne, Weinberger, qui est Juif, se réfugie aux Etats-Unis. La partition est perdue ; elle a été reconstituée récemment par Norbert Biermann, directeur d’études au Komische Oper Berlin pendant huit ans, sur la base de parties individuelles retrouvées, de fragments de musique réduite pour piano et d’instrumentation. Grâce aussi à quelques airs enregistrés par Richard Tauber au temps du 78 Tours. Cette version remaniée a été programmée au Komische Oper Berlin au début de 2020 ; ce double DVD Naxos propose l’enregistrement filmé de la soirée du 25 janvier.

Né à Prague en 1896, Jaromir Weinberger suit dans sa ville natale les cours du compositeur Jaroslav Kricka et du prestigieux chef d’orchestre Vaclav Talich, puis ceux du compositeur Vitezslav Novak et de Karel Hoffmeister, pianiste et musicologue. Il se perfectionne à Leipzig auprès de Max Reger, avant d’effectuer un premier séjour de deux ans aux Etats-Unis où il enseigne. Rentré au pays, il s’installe à Bratislava et devient professeur. Il compose aussi ; son catalogue sera varié : piano, orgue, œuvres orchestrales et concertantes, musique de chambre, mélodies, opérettes, opéras… En 1927, sa partition lyrique la plus connue, Schwanda ou le joueur de cornemuse, est créée à Prague avec un grand succès. Traduite du tchèque, elle connaît le même accueil en Allemagne, en Bulgarie ou en Lettonie, mais aussi au Covent Garden de Londres et au Metropolitan de New York. C’est cette dernière ville qu’il choisira pour son début d’exil. Naturalisé américain en 1948, il s’installe en Floride, à St Petersburg, et continue à composer. Atteint d’une tumeur au cerveau et profondément dépressif, il met fin à ses jours en août 1967.

La résurrection de Frühlingsstürme (ces « tempêtes printanières » font allusion à un mot de passe du code militaire lié à l’action) plonge le spectateur dans un univers que le metteur en scène Barrie Kosky définit de la manière suivante dans un entretien reproduit dans la notice : Un compositeur tchèque d’origine juive écrit une opérette allemande dont l’action se situe en Mandchourie avec des généraux russes et des espions japonais qui se déguisent eux-mêmes en Chinois. Je pense que c’est un phénomène culturel d’une fantastique complexité. Le sujet de l’opérette se déroule sur fond de guerre, dans la Mandchourie de 1904/1905, qui opposa la Russie et le Japon pendant près d’un an et demi, préfigurant en quelque sorte les deux conflits mondiaux du XXe siècle en raison du nombre de combattants en présence. Sur cette trame, le librettiste autrichien Gustav Beer (1888-1983), qui collabora avec Oscar Straus, Robert Stolz ou Emmerich Kalman et dut lui aussi se réfugier à New York après l’Anschluss, a écrit un texte qui mélange une histoire d’espionnage avec des séquences d’intrigues amoureuses. Weinberger en a tiré une partition dans laquelle on retrouve des influences de Richard Strauss, Schrecker ou Zemlinsky, mais aussi de Smetana ou Dvorak, et des accointances avec le Hongrois Paul Abraham (1892-1960). Ce dernier était installé en Allemagne où son opérette Ball im Savoy était jouée en même temps que Frühlingsstürme, au Grosses Schauspielhaus de Berlin, avec des accents liés au jazz, évoquant Broadway, et combinés à des interludes dansés. On ajoutera pour la bonne bouche à la liste des influences l’un ou l’autre écho de Franz Lehar.

Ce spectacle reconstitué est un vrai moment de bonheur musical et théâtral. Plusieurs rôles sont exclusivement parlés et dévolus à des comédiens, le chant n’étant prévu que pour quatre protagonistes. Situons le contexte en quelques lignes. Le Général Katschalow (rôle parlé) est amoureux de la belle Lydia Pawlowska (soprano), qui a vécu une aventure sentimentale avec le Japonais Ito (ténor) auquel elle est encore attachée. Malgré l’offensive que prépare le quartier général russe contre les Japonais et que l’on découvre en ouverture, Lydia veut organiser un bal auquel elle convie le Général. Il décline l’invitation sous le prétexte de l’état de guerre, mais en réalité il est vexé d’avoir été éconduit par Lydia qui a refusé ses avances. La jeune femme est convoitée aussi par le Colonel du contre-espionnage Balitschew (rôle parlé) qui, malgré son penchant, la soupçonne d’être une espionne. Il sait qu’elle a eu une relation avec Ito avant les hostilités. Le Général se laisse persuader d’aller au bal. Lydia reconnaît Ito, infiltré au QG des troupes russes et déguisé en domestique chinois. Ito est démasqué, fait prisonnier (c’est ici qu’intervient le mot de passe qui donne son titre à l’opérette) et il est sur le point d’être exécuté. Par amour pour Lydia, le Général va s’arranger pour laisser Ito s’échapper, trahissant ainsi son pays, ce qui va le faire tomber en disgrâce. Tout le monde se retrouve un an plus tard dans un hôtel de la ville italienne de San Remo où l’armistice doit être signé. Ito est monté en grade : il est devenu le chef de la délégation japonaise et s’est entretemps marié, ce que Lydia ignore. Toujours amoureux d’elle, le Général Katschalow lui demande de l’épouser ; elle accepte, avant de se rétracter car elle a vu Ito et espère le reconquérir. Mais lorsqu’elle apprend l’union de ce dernier, elle décide de convoler en justes noces avec le Général, ce qui entraîne chez Ito un regret nostalgique. Sur cette intrigue amoureuse vient s’en greffer une autre, celle de la fille du Général, Tatiana (soprano), avec un correspondant de guerre allemand, Roderich (baryton). Le Général va s’opposer à cette union par tous les moyens, mais l’amour sera le plus fort.

On se divertit beaucoup au cours de cette action pseudo-dramatique, menée tambour battant grâce à une interaction subtile entre le chant et les dialogues parlés, très nombreux, qui soutiennent le propos dans une belle alternance. Toute la fin de l’opérette, la séquence de l’hôtel de San Remo, est d’ailleurs dominée largement par le côté théâtral, même si un quatuor vocal final brillant et enlevé vient clôturer le spectacle. La dominante comique et légère est sans cesse valorisée avec beaucoup de goût et de finesse. La troupe du Komische Oper Berlin se donne à fond, qu’il s’agisse des chanteurs, des comédiens, mais aussi des danseuses qui se produisent avec brio dans des séquences chorégraphiées avec soin par Otto Pichler, avec allusions au fox-trot ou au Lido et force plumes panachées. Un vrai plaisir pour l’œil. La mise en scène est épurée et fait appel à des moyens scéniquement limités : un énorme cube qui s’ouvre ou se ferme selon les nécessités, l’action se déroulant à l’intérieur (la préparation de l’offensive russe du début) ou aux alentours. Le cube fait place à une sobre évocation du bal ou à un lustre en papier rouge pour symboliser le côté asiatique lorsque c’est nécessaire, ou encore à une façade stylisée de l’hôtel-palace. C’est sobre, mais cela fonctionne adéquatement. Ces décors sont signés Klaus Grünberg et Anne Kuhn. Les costumes de Dinah Ehm sont bienvenus, oscillant entre modernisme élégant et rappel des années trente, celles de la création berlinoise.

Dans le récit que l’on suit avec le sourire aux lèvres et le plaisir d’un rythme précis et agile, Barrie Kosky arrive à souligner les scènes amusantes (l’espion transformé en cuisinier, le général et ses manœuvres pour faire triompher son amour tardif plein de naïveté, la belle tentatrice avec son attitude « entre les deux, mon cœur balance », les facéties de Tatiana pour convaincre son général de père, etc…) comme les moments relevant d’une intrigue implantée dans un contexte de guerre et d’espionnage. Le tout est saupoudré d’une bonhomie qui enlève le côté tragique qui pourrait se dissimuler derrière la situation. C’est la grande réussite de ce spectacle auquel on adhère sans la moindre réticence et qui devrait plaire à tous les publics. Quant à l’interprétation, elle est idéale. Les quatre chanteurs, des habitués de la troupe, garantissent de bons moments. La palme revient à la soprano Vera-Lotte Boecker, au Komische Oper depuis 2017 mais en partance pour le Wiener Staatsoper. Physique avenant, aigus bien contrôlés, élégance scénique, dons pour la comédie, cette cantatrice, qui s’est aussi illustrée dramatiquement dans Verdi ou Henze, est une Lydia telle que l’on peut la concevoir, avec une sensualité assumée sans outrance. L’autre soprano, qui incarne la fille juvénile du Général prête à tout pour suivre l’homme qu’elle aime, c’est la piquante Alma Sadé, d’origine israélienne, qui a déjà montré ses qualités de timbre dans Mozart, Poulenc ou Bizet. Le rôle de Roderich, son prétendant, revient au baryton allemand Dominik Köninger, qui bénéficie d’une belle justesse de ton. Quant au ténor allemand d’origine turque Tansel Akzeybek qui incarne Ito, rôle attribué à la création au mythique Richard Tauber, il réussit une performance sensible, même si l’on aurait souhaité un peu plus de douleur intérieure dans le fameux air Du wärst für mich dir Frau gewesen, lorsqu’il mesure la perte de Lydia. On sait qu’à la création, Richard Tauber dut reprendre cet air à quatre reprises sous les acclamations du public. Les amateurs de vieilles cires le retrouveront, sublimissime, dirigé par Manfred Gurlitt en 1933, sur un CD Dutton (CDBP 9783) de 2008, avec trois autres extraits de Frühlingsstürme, et la soprano Mary Losseff, alors sa compagne de vie. Richard Tauber dut lui aussi quitter l’Autriche en raison de ses origines juives. Sa partenaire lors de la création de 1933, la Tchèque Jarmila Novotna, qui avait critiqué ouvertement les nazis, fut contrainte à l’exil et accepta l’invitation d’Arturo Toscanini à New York.

Les rôles parlés, nous l’avons dit, sont très présents dans cette opérette et font partie de son charme, surtout lorsqu’ils sont interprétés avec autant de verve, d’imagination et de présence. Qu’il s’agisse de Tino Lindenberg en Colonel Blatischew ou de Luca Schauss en Grand-Duc Michailowitsch qui pardonnera au Général Katschalow d’avoir favorisé la fuite de Ito, ils sont impeccables. La palme absolue revient à Stefan Kurt, éblouissant dans le personnage du Général Katschalow, à la fois truculent et attendrissant, amoureux et candide, inflexible et généreux. Né en Suisse en 1961, Stefan Kurt s’est formé à Berne, puis a exercé son métier d’acteur à Bochum et à Hambourg avant Berlin. Présent au cinéma et à la télévision, il s’est produit sur toute une série de scènes dont celle du Festival de Salzbourg. Sur le plan musical, il a participé à des productions autour de Schubert ou de Johann Strauss. Il est sidérant dans le rôle de Katschalow, capable de tous les registres avec une diction exemplaire. Un grand comédien à l’évidence, qui n’hésite pas à parodier avec humour dans la deuxième partie l’air de Lenski tiré d’Eugène Onéguin de Tchaïkowski, faisant crouler de rire la salle. C’est de circonstance, car la conclusion de Frühlingstrürme présente des ressemblances avec la scène finale du drame de Pouchkine, lorsque Ito prend conscience de la perte définitive de Lydia.

Notre présentation ne serait pas complète si elle ne saluait pas le travail accompli par l’orchestre maison du Komische Oper Berlin, qui répond avec clarté, précision et couleurs à la direction affutée et dynamique de son directeur musical, le Canadien Jordan de Souza (°1988), qui met en valeur les cuivres, la percussion, la harpe, le célesta et le banjo. Ce chef, qui a déjà signé de mémorables versions de Pelléas, Candide ou La Bohême, contribue grandement à la réussite d’une production qui fait revivre avec bonheur un moment de la vitalité de cette vie berlinoise si riche et si variée, avant que le nazisme ne vienne fracasser les rêves artistiques de toute une génération. A découvrir absolument.

Notre globale : 10

Jean Lacroix

 

  

 

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