Ercole amante de Cavalli, une production éblouissante en DVD 

par

Francesco Cavalli (1602-1676) : Ercole amante, opéra en un prologue et cinq actes. Nahuel di Pierro (Hercule), Anna Bonitatibus (Junon), Giuseppina Bridelli (Déjanire), Francesca Aspromonte (Iole), Krystian Adam (Hyllus), Eugénie Lefebvre (Pasithea, Clercica, Troisième Grâce), Giulia Semenzato (Vénus, La Beauté), Luca Tittoto (Neptune, Eurytus), Ray Chenez (Le Page), Dominique Visse (Lichas), etc. Chœur et Orchestre Pygmalion, direction Raphaël Pichon. 2019. Notice en anglais et en français. Pas de texte du livret, mais synopsis en anglais et en français. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 187.00. Deux DVD Naxos 2. 110679-80. Aussi disponible en Blu Ray.

Pour fêter dignement le mariage de Louis XIV avec l’Infante d’Espagne Marie-Thérèse en juin 1660, le Cardinal Mazarin décide de mettre les petits plats dans les grands sur le plan musical. Dès 1659, il propose au réputé Francesco Cavalli, maître de l’opéra vénitien, de venir à Paris, avec des chanteurs de haut niveau, et de mettre en scène le personnage d’Hercule qui, comme le rappelle la notice d’Agnès Terrier, est alors synonyme de perfection à travers les épreuves. Ce projet grandiose doit avoir lieu aux Tuileries ; des aménagements se révélant nécessaires pour que la machinerie corresponde aux exigences, le travail prend du retard, et lorsque le souverain se marie, la salle n’est pas prête. C’est un autre opéra de Cavalli, Xerse, datant de six ans auparavant, qui est représenté, au Louvre, sans grand succès. Ercole amante voit enfin le jour en 1662, dans le cadre d’un « Grand Ballet du Roi ». Les circonstances ont hélas évolué : le théâtre des Tuileries est prêt, mais Mazarin est mort en 1661, Louis XIV a décidé de gouverner seul, et Lully est devenu le compositeur officiel qui a instauré l’habitude des ballets de Cour, auxquels le Roi Soleil participe lui-même comme il va le faire dans la production de Cavalli. Les interminables circonvolutions de Lully, qui ajoutent plus de deux heures au spectacle, relèguent l’opéra au second plan. On coupera ensuite dans la musique d’Ercole amante pour ajouter un ballet final au cours duquel on pourra voir et admirer les Heures et les Etoiles danser autour du Soleil, interprété par Louis XIV. Après son départ de Paris, Francesco Cavalli, dépité pour ne pas dire humilié, ne pourra pas faire jouer son opéra à Venise. Dans la capitale française, il faudra attendre plus de deux cents ans pour que le Châtelet le reprogramme en 1981 sous la direction de Michel Corboz qui l’enregistrera ensuite pour Erato. Une captation amstellodamoise du Concerto Köln sous la direction d’Ivor Bolton, avec Luca Pisaroni en Hercule, a été proposée en DVD par le label Opus Arte en 2010. En voici une nouvelle production, à nouveau parisienne, filmée à l’Opéra-Comique en novembre 2019. Disons-le d’emblée : c’est une formidable réussite musicale et visuelle.

La féerie, le merveilleux, l’imagination, la poésie, la fantaisie, la légèreté, le comique franc, mais aussi le drame, se conjuguent dans un spectacle de trois heures qui tient le spectateur en haleine de bout en bout. Le bonheur des yeux est permanent : la mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, un sociétaire de la Comédie-Française, pullule de trouvailles en tout genre que l’on découvre avec ravissement, un peu comme on feuillette un livre d’images plus étourdissantes les unes que les autres : astres irradiants d’où l’or dégouline, fleur carnivore pour Vénus, siège de verdure, vagues, colonnes montantes, paon-montgolfière, fumées, funérailles, scènes infernales, survol de l’espace scénique, monstre difforme, barbe avec algues et autres surprises dont on préfère laisser le plaisir de la découverte… Le coup de génie consiste aussi à utiliser un décor en fin de compte limité, simple amphithéâtre à gradins, servi fastueusement par les lumières éclatantes ou tamisées de Christian Pinaud, à l’adapter aux circonstances, et à lui donner une dimension à la fois élargie et dramatique (comme dans la scène des enfers ou celle de la mort d’Hercule, qui flambe dans la tunique de Nessus) ou intimiste (la douleur de Déjanire, impact émotionnel garanti). Les costumes de Vanessa Sannino, qui est aussi responsable de l’astucieuse machinerie, sont tous somptueux, avec parfois une tendance au kitsch bienvenue. Leurs couleurs sont chaudes et chatoyantes, mettant en évidence les aspects allégoriques et mythologiques. Quant à la robe bleue de Déjanire, une immense traîne si longue qu’elle semble être sa souffrance concrétisée, elle est digne d’un grand couturier. Dans ce contexte où tous les arts semblent invités, on se prend souvent à s’imaginer en pleine bande dessinée géante ou être au cinéma, ce qui est un tour de force sur une scène lyrique, et on en arrive presque à oublier l’intrigue, tellement la séduction se mélange au rêve ébloui.

Pourtant, intrigue il y a. Le livret est signé par Francesco Butti (1604-1682), un abbé docteur en droit apostolique, appelé par Mazarin à Paris pour s’occuper des artistes italiens, qui signa aussi les textes de L’Orfeo de Rossi et de Le Nozze di Petro e di Teti de Caproli. En résumé, Hercule convoite la belle et jeune Iole. Mais il est marié à Déjanire et Iole est fiancée à Hyllus, le fils d’Hercule. Le père d’Iole a promis sa fille au héros qui a pu vaincre des monstres ; il est décédé pour avoir repris sa parole. Les déesses Junon et Vénus s’en mêlent, la première pour contrecarrer les plans de la seconde qui veut livrer Iole à Hercule par envoûtement. La jeune femme s’offre à Hercule pour sauver son Hyllus qui, désespéré, se jette dans les flots. Déjanire est effondrée devant cette situation et veut mourir dans une nécropole, mais son serviteur Lychas l’en dissuade. Ce dernier suggère aux deux femmes éprouvées de proposer à Hercule de revêtir la tunique sanglante du centaure Nessus, autrefois philtre d’amour pour Déjanire. Après un épisode aux enfers et au moment où il décide d’épouser Iole, Hercule enfile la tunique qui le tue dans les flammes. Iole retrouve Hyllus, sauvé par Neptune. Le tout s’achève par l’immortalisation d’Hercule et son union avec la Beauté, et l’affirmation du bonheur de l’union royale et de la paix qui en découle. Quelques épisodes viennent se greffer sur cette action mythologique un peu tarabiscotée ; on peut en lire tous les détails dans le synopsis, y compris en qui concerne le prologue qui glorifie les rois de France par le biais des fleuves, de la Lune et des déesses et exalte le règne présent. 

On se laisse prendre par cette action qui a des côtés naïfs mais qui, présentée dans ce spectacle magique, ne cesse de grandir en intérêt. On se laisse émouvoir par les amours juvéniles contrariées d’Iole et Hyllus, par le désespoir de Déjanire, par le dédain et la force noire d’Hercule tout comme par son décès tragique. On s’amuse aussi beaucoup par l’insertion de moments du plus haut comique, symbolisés par le Page au service d’Hercule et par Lychas qui protège Déjanire. Tous deux interviennent dans des séquences humoristiques de la meilleure veine, se questionnant sur ce qu’est l’amour ou intervenant à propos pour faire basculer la roue du destin. Vingt solistes sont nécessaires pour raconter cet Hercule amoureux truffé de mélodies délicieuses servies par une musique élégamment menée, de chœurs inspirés, de multiples airs magnifiques et d’ensembles qui le sont tout autant (duos, trios, quatuors…).

Le plateau vocal est irrésistible, sans failles. La basse Nahuel Di Pierro incarne Hercule de manière vigoureusement virile. Il ne caricature pas le personnage mais, voix puissante, en montre le côté impitoyable et résolu à tout. Le couple Iole/Hyllus formé par la soprano Francesca Aspromonte et le ténor Krystian Adam est émouvant dans son approche amoureuse et touchant face aux épreuves. Dans le rôle de Déjanire, la mezzo Giuseppina Bridelli est époustouflante de finesse et de nuances, avec un chant majestueux et des moyens vocaux qui forcent l’admiration. Chacune de ses interventions est marquée du sceau de la grâce à laquelle elle joint la noblesse du geste et l’expression d’un jeu fascinant et très mûr. Sa scène de déploration à l’acte II est bouleversante. La mezzo Anna Bonitatibus en Junon souveraine (elle l’était déjà à Amsterdam avec Bolton), la soprano Giulia Semenzato en Vénus intrigante et en Beauté radieuse quand Hercule est immortalisé, la basse Luca Tittoto en Neptune et Eutyrus, sont tous trois parfaits. Tout aussi parfaits sont la soprano Eugénie Lefebvre en nymphe Pasithea ou les contreténors Ray Chenez en Page et Dominique Visse en Lichas. Leurs duos comiques le sont vraiment, sans outrances. Le reste de la distribution, dont plusieurs voix émanant du chœur Pygmalion dans des rôles secondaires, est impeccable. Si l’on est comblé sur le plan vocal, on l’est tout autant par la partie musicale. Raphaël Pichon a cette capacité d’entraîner ses troupes (une trentaine de musiciens) dans une dynamique permanente, chaleureuse, brillamment colorée. Il soutient l’action scénique en lui apportant toutes les nuances nécessaires, qu’il s’agisse de séduction, de rouerie, de douleur ou de joie. On baigne dans une atmosphère permanente de sonorités enlevées. Le chœur Pygmalion brille par son investissement et par l’équilibre entre la puissance, l’élégance et l’esprit. 

La réussite est majeure à tous les niveaux, on s’incline devant elle. Car il faut ajouter à ce concert de louanges une action scénique sans reproches, une utilisation intelligente de l’espace modulable et un sens irréprochable de la chorégraphie. Un spectacle parfait ? Oui, sans aucun doute. Et cette fois, le plaisir est décuplé : Naxos a parfaitement soigné le son et l’image, et, ô bonheur, il y a des sous-titres en français. Que demander de plus ? 

Note globale : 10

Jean Lacroix 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.