Franz Berwald, un symphoniste singulier

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La Finlande a Sibelius, la Norvège, Grieg, le Danemark, Nielsen. Et la Suède, le plus important et le plus central des pays nordiques ? Elle a Franz Berwald (1796-1868), qui les précède tous mais qui, amèrement méconnu de son vivant, n'a pris la place qui lui revient qu'en notre siècle, un siècle qu'il annonce souvent dans sa musique.

Certes, la Suède a produit de nombreux autres compositeurs de talent, et parmi les contemporains de Sibelius et de Nielsen, on citera au moins Wilhelm Stenhammar, qui fut leur ami et interprète, et dont l'ensemble des six Quatuors est le plus important de toute la musique nordique. Mais aucun n'atteint à la saisissante originalité de Berwald. 

Nommer Singulière la plus belle de ses Symphonies, certes l'occasion était trop belle pour priver cet hommage d'un si beau titre ! Mais le personnage mérite au moins autant cette épithète. 

Né le 23 juillet 1796 à Stockholm d'une famille de musiciens d'ascendance allemande, il est donc de quelques mois l'aîné de Schubert. Disparu le 3 avril 1868, il a précédé de moins d'un an Berlioz dans la tombe. Or, ses meilleures oeuvres semblent appartenir à une époque bien plus proche de la nôtre, et furent d'ailleurs pour la plupart jouées après sa mort, souvent au vingtième siècle seulement. A la fin de sa vie, Liszt, le soutien de toutes les avant-gardes, comme on le sait, lui rendait un vibrant hommage, tout en lui prédisant qu'il ne serait pas reconnu de son vivant... 

Un caractère entier et orgueilleux ne fit rien pour faciliter sa carrière. Un cousin jaloux et de moindre talent s'arrangea pour "couler" sa Symphonie sérieuse lorsqu'il la dirigea à Stockholm: ce fut la seule qui fut jouée de son vivant, son échec ayant empêché d'autres exécutions. 

Le jeune Berwald se fît connaître comme violoniste dans l'Orchestre de la Chapelle Royale, mais ses premières oeuvres, d'ailleurs encore imparfaitement accomplies, ne lui valurent que sarcasmes. D'un premier essai de Symphonie (en La majeur), il ne subsiste qu'un premier mouvement pas tout à fait complet. En 1829, la trentaine dépassée, il s'expatria une première fois, découragé, et abandonna pour un temps la musique. Deux oeuvres déjà accomplies survivent de cette première phase créatrice, le Premier Quatuor en sol mineur et le Septuor. Il s'installa à Berlin, se lança dans les affaires, et ouvrit en 1835 un institut d'orthopédie, à l'avant-garde des recherches de l'époque : les appareils qu'il inventa étaient encore largement en usage au début de notre siècle !

Mais la musique ne le lâchait pas, et en 1841 il décida de tenter sa chance à Vienne. Là, il connut quelques succès avec ses Poèmes symphoniques (peut-être les tout premiers du genre, antérieurs d'au moins une décennie à ceux de Liszt, que l'on crédite toujours de la priorité dans ce domaine), et composa la première de ses Symphonies de maturité, la Sérieuse. Mais il avait l'ambition de s'imposer dans son propre pays et rentra à Stockholm en 1842. Mal lui en prit: l'année suivante, la Symphonie essuyait l'échec humiliant dont il a déjà été question, et deux Opérettes ne remportèrent pas davantage de succès. Cependant, cette décennie des années 1840 fut la plus féconde de son existence, dominée par les quatre Symphonies qui constituent aujourd'hui encore son plus solide titre de gloire, même si les deux meilleures, la Troisième (la Singulière) et la Quatrième (la Naïve), composées en succession rapide au début de 1845, ne furent créées respectivement qu'en... 1905 (!) et en 1878. Quant à la Deuxième (la Capricieuse), son manuscrit disparut mystérieusement le lendemain de sa mort, et il n'en subsiste qu'une esquisse détaillée, à partir de laquelle, cependant, deux reconstitutions successives ont été réalisées au vingtième siècle, en dépit de quoi l'oeuvre demeure un peu en deçà de ses voisines. Mais devant tant d'incompréhension il n'écrivit plus d'autre Symphonie...

En 1846, nouvel essai infructueux de s'imposer à Vienne : tout au plus est-il nommé membre honoraire du Mozarteum de Salzbourg. De retour à Stockholm en 1849, il se lance avec ardeur dans la musique de chambre, d'un placement plus facile, croit-il. Hélas, les deux admirables Quatuors de 1849, les cinq Trios, les deux Quintettes même, qu'admirait Liszt, se heurtent à la même incompréhension. Alors, écoeuré, à l'approche de la soixantaine, Berwald se lance une fois de plus dans les affaires, dirigeant successivement une verrerie, une scierie et une briqueterie, loin au Nord de la capitale. Dans son orgueil blessé, il se présente comme industriel, non plus comme artiste. En 1864, année où il achève son dernier opéra, La Reine de Golconde, créé le 3 avril 1968 (!) pour le centenaire de sa mort, on le nomme tardivement membre de l'Académie royale de musique de Stockholm. En 1867, après que ses ennemis aient exigé un second vote, il y devient, à 71 ans, professeur de composition, mais il meurt quelques mois plus tard.

Les aléas d'une vie difficile et aventureuse, jalonnée par de longues périodes sans musique, ont réduit sa production, qui ne comporte pas plus de 70 numéros. Cette production est avant tout orchestrale (les quatre Symphonies, les cinq Poèmes symphoniques, trois Concertos de moindre importance) et de musique de chambre (deux Duos, cinq Trios, trois Quatuors à cordes (un autre a disparu), un Quatuor pour vents et piano, deux Quintettes avec Piano, un Septuor), alors qu'il n'acheva que deux Opéras (Estrella de Soria et La Reine de Golconde). Le reste pèse de peu de poids.

Berwald est à la fois un classique (né au 18e siècle, ne l'oublions pas !), un romantique et un "moderne". Epris de concision et de clarté, il a conservé l'irremplaçable vitalité rythmique propre à Haydn, de même que son sens très vif de l'humour et de la "surprise", dont ses oeuvres regorgent. Son romantisme demeure lucide et tempéré, plus proche de Mendelssohn (auquel font penser ses Scherzi) que de Schumann, mais surtout il semble avoir été l'un des tout premiers compositeurs à assimiler la leçon de Berlioz (qu'il rencontra à Paris en 1846), un simple coup d'oreille au Scherzo ou au début du Finale de la Singulière vous en convaincra. Car ce Nordique se détache complètement du sentimentalisme brumeux ou de l'incurable nostalgie de tant de ses compatriotes, c'est un tempérament de feu, vif, spirituel, impatient, sans cesse à l'affût de quelque trouvaille imprévue, de quelque harmonie insolite, de quelque accent rythmique violent et intempestif, de quelque détail piquant d'orchestration (sa virtuosité en la matière est digne d'un Mendelssohn ou d'un Berlioz !). Le Trio du Scherzo de la Sérieuse est du Carl Nielsen avant la lettre (avec ce même penchant modal pour les septièmes baissées, pour les sous-dominantes sur tonique), et le saisissant début de la Naïve annonce celui de l'Espansiva du grand Danois, postérieure de plus de soixante ans. Ses solutions formelles sont les plus originales de son temps : dans le Septuor et dans la Symphonie singulière, le Scherzo se trouve encastré dans le mouvement lent, et l'extraordinaire Quatuor en Mi bémol se présente comme une structure continue et concentrique de vingt minutes : Allegro, Adagio, Scherzo, suite et fin de l'Adagio, suite et fin de l'Allegro ! On ne trouve rien d'équivalent avant la Kammersymphonie de Schönberg ! Avec les moyens les plus simples, avec ces harmonies limpides et diatoniques si chères aux Nordiques, Berwald atteint à des effets d'une saisissante originalité : le début magique de la Singulière ne ressemble à aucune autre musique ! Il n'est donc pas étonnant que cette musique ait scandalisé les cercles musicaux archiconservateurs de la Stockholm de l'époque. Et ne cherchons pas plus loin les raisons de la relative méconnaissance dont Berwald a souffert jusqu'à aujourd'hui. En porte-à-faux par rapport à son siècle, qui ne l'intégra jamais, il a dû attendre le nôtre pour que justice lui soit tardivement rendue. A l'occasion du centenaire de sa mort, le grand éditeur allemand Bärenreiter a entrepris l'édition critique complète de ses oeuvres, désormais bien avancée. Mais la bibliographie demeure mince : rien en anglais depuis le précieux petit livre de Robert Layton paru en 1959 et depuis longtemps introuvable ; et, bien entendu, rien en français. On n'ose espérer que cette année du bicentenaire de sa naissance vienne enfin y remédier. Par contre, grosse consolation, la discographie est riche, variée, substantielle, et continue à s'accroître. Il ne manque plus guère que les Opéras. Mais le disque ne suffit pas, il faudrait que nos orchestres et nos ensembles de musique de chambre intègrent Berwald à leur répertoire : le public y découvrirait une musique débordante de vie, concise (aucune des Symphonies ne dépasse la demi-heure), lumineuse, spirituelle, poétique, aux antipodes du trop célèbre cliché des "brumes nordiques", lesquelles ne s'étendent d'ailleurs qu'à la frontière septentrionale de notre propre ignorance. . . 

Harry Halbreich 

Crédits photographiques : Portrait de Berwald (auteur inconnu).

 

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