Galaxie Pierre Henry : l’autre coffret, pour l’éternité

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Pierre Henry (1927-2017) : Galaxie. Le Voyage (1962) ; Prisme (1973) ; Variations pour une porte et un soupir (1963) ; Gouttes d’eau 2 (2008)* ; Messe de Liverpool (1967) ; La noire à 60 + Granulométrie (1967) ; Apocalypse de Jean (1968) ; Jérusalem (1968)* ; Mouvement-Rythme-Étude (1970) ; Futuristie (1975/1999) ; Pierres réfléchies (1982) ; Envol (2010) ; Coexistence (1958) ; Intérieur / Extérieur (1996) ; Dracula ou la Musique troue le Ciel (2002) ; Ma grande Pâque russe (1993)* ; Professeur Robot (2010)* ; L'Art de la fugue odyssée (2011) ; Entité (1959) ; Miroirs du temps (2008) ; Strette Symphonie collector (2010)* ; Messe pour le temps présent (1967) (Henry/Colombier) ; Grand remix (2015)* ; Tokyo 2002 (1998) ; Fragments rituels - Métamorphose (2013)* ; Machine danse (1970)* ; Utopia Hip-Hop Final (2009)* ; Astrodanse (1971)* ; Construction tournante (2007)* ; Phrases de quatuor (2000) ; La note seule (2017)* ; Grand tremblement (2017)* ; Une minute éternelle (2013)*. Avec les voix de Jacques Spacagna, Jacques Alric, François Dufrêne, Jean Negroni et du groupe Violent Femmes, et des sons du groupe Propellerheads. 1960-2021 (*inédits). 14h19’03. Livret en français et en anglais. 13 CD Decca 4855652.

L’importance de Pierre Henry dans l’histoire de la musique n’est plus à démontrer. Après une formation musicale tout à fait académique, mais auprès de personnalités marquantes (notamment Olivier Messiaen pour l’harmonie et Nadia Boulanger pour la composition), il se lance dans des recherches sonores nouvelles, composant à partir de sons enregistrés et, aux côtés de Pierre Schaeffer, impose la musique dite concrète comme une voie qui a toute sa place en ces années 1950 où tout paraissait ouvert. En 1958, il fonde son propre studio, autofinancé. Sa rencontre avec le chorégraphe Maurice Béjart est décisive : ensemble, ils réalisent une quinzaine de ballets. 

Il y eut, par le passé, d’autres coffrets en hommage à Pierre Henry. Mais le seul qui soit encore disponible est Polyphonies, 12 CD d’œuvres remastérisées au studio Son/Ré, par le compositeur lui-même, en 2016, c'est-à-dire juste avant sa mort. Ce nouveau coffret, de 13 CD, a été conçu comme complémentaire. Avec ces 25 CD, nous avons l’essentiel de l’œuvre de Pierre Henry. Seul regret, mais il est vrai que la démarche est vraiment à part : La Dixième Symphonie (Hommage à Beethoven). Il en existe en effet trois versions réalisées par le musicien lui-même, ainsi qu’une par des instrumentistes (jouée en concert, puis enregistrée). Voilà qui pourrait très bien faire l’objet d’une passionnante publication séparée, avec les différentes versions. Avis aux éditeurs...

13 CD donc, avec 14 inédits, qui couvrent soixante années de création musicale, en suivant un ordre plus ou moins chronologique. Chacun pourra établir ses propres liens entre les pièces d’un même CD, même s’ils ne correspondent pas à la volonté de l’éditeur, tant la subjectivité du compositeur n’a d’égale que celle de l’auditeur. En voici une lecture possible.

Le CD 1 nous parle de la vie en abordant la mort, ce qui lui succède et ce qui la précède. Il commence avec Le Voyage (1962), inspiré du Livre des Morts Tibétain. En un peu moins d’une heure, cette œuvre retrace le parcours qui suit la mort pour mener à la réincarnation. C’est saisissant de profondeur introspective, et absolument bouleversant. Prisme (1973), qui évoque, en un quart d’heure et de façon terrifiante L’Apocalypse, est comme un prolongement rétrospectif de cette réincarnation, l’échelle passant du personnel à l’universel. 

Avec le CD 2 nous sommes, si l’on peut dire, dans le domestique. Nous y trouvons en effet les deux seules œuvres de ce coffret dont le titre nous dit explicitement avec quel matériau elles sont réalisées, et nous faisons face à des sons de la maison. Tout d'abord avec les trois quarts d’heure des mythiques et hypersensibles Variations pour une porte et un soupir (1963), d’une puissance d’évocation dont il faut impérativement faire l’expérience. Puis avec les vingt minutes de Gouttes d’eau 2 (2008), avec ce son d'une régularité répétitive qui serait insupportable s’il n’était accompagné d’un véritable kaléidoscope sonore. 

Le CD 3 est celui de la voix. Celles du comédien Jacques Alric pour le Credo, et du poète (et peintre) Jacques Spacagna pour tous les autres mouvements, dans les trois quarts d’heure de la Messe de Liverpool (1967, et 1968 pour le Credo), qui suivent à la lettre le texte liturgique en latin. À noter que, si quelques autres sons sont utilisés, une autre voix se détache : celle du violoncelle de Jean Baronnet. Il se dégage de tout cela une troublante et captivante impression d’universalité, à la fois parce que le texte, qui n’est réellement intelligible que dans le Credo, évoque davantage toute la communication dont la voix humaine est capable, que les paroles précises de la messe catholique, et parce que la technique de composition est tellement fluide qu’elle pourrait autant venir du fond des âges qu’anticiper l’avenir. Puis la voix du poète (et plasticien) François Dufrêne dans La noire à 60 + Granulométrie (1967), juxtaposition renversante de deux œuvres que tout, si ce n’est la durée (et encore, pas tout à fait, ce qui a nécessité des ajustements) oppose.

Dans les CD 4 et 5, c’est à nouveau la voix qui est mise en avant, avec celle, chaude et grave, calme et chantante, de Jean Negroni, pour les cent minutes des vingt séquences, organisées en cinq temps, de l’Apocalypse de Jean (1968). Le comédien y campe un narrateur sobre mais éloquent, remarquablement intégré dans ce grandiose oratorio électronique. D’une richesse d’invention stupéfiante, elle a été la première, et peut-être encore à ce jour la seule mise en musique de ce texte pourtant légendaire. Pour compléter, le court Jérusalem (1968), séquence inédite de cette Apocalypse de Jean, où l’on entend des oiseaux, les pâturages, la forêt tropicale, des bruits familiers, et qui apporte une conclusion bienfaisante à ce double disque parfois éprouvant.

Les CD 6, 7 et 9 ont pour point commun de ne contenir qu’une seule œuvre, qui dure une bonne heure chacune. Mouvement-Rythme-Étude (1970), sous-titrée Barre-Fiction et dans laquelle il est question des exercices quotidiens d’un danseur, est un ballet (dont Béjart a tiré Nijinsky, clown de Dieu l’année suivante). Même sans l’image, il suffit d’imaginer un corps en mouvement pour en saisir toute la portée... jusqu'au drame final. Futuristie (la pochette annonce 1975, mais en réalité il s’agit ici de la version définitive, de 1999, d’un remixage total réalisé en 1995) n’utilise aucun son synthétique, mais uniquement des sources acoustiques dont la liste, mais surtout l’utilisation qui en est faite, impressionne de liberté créatrice. Intérieur / Extérieur (1996) avait lancé les six semaines de concerts « Pierre Henry chez lui », pour lesquels le compositeur avait sonorisé toute sa maison, jusque dans les moindres recoins. Ses propres mots sur cette pièce sonnent comme une des clés d’entrée de l’ensemble de son œuvre : « On se fond en soi-même. Une lente échappée se dégage de la chair et des os. C’est la brusque plongée dans l’inconscient de la mémoire. »

Revenons au CD 8, qui a, de bout en bout, quelque chose de céleste. Pour commencer, avec Pierres réfléchies (1982), dont le titre même pourrait faire l’objet de toute une étude. Hommage d’un Pierre (Henry) à un autre (Schaeffer), un quart de siècle après leur rupture, ses 35 minutes n’utilisent que 5 notes, venues de 5 instruments à vent différents. Nous nous sentons ainsi très rapidement en terrain connu, ferme ; mais ces sonorités aériennes nous emmènent dans des sphères tout autres, bien plus élevées. La dimension ailée d’Envol (2010), qui suit, est explicite, surtout avec cette précision de l'auteur : « Une musique courte qui s’esquive, qui s’envole. » Quant à Coexistence (1958), la pièce la plus ancienne du coffret et qui conclut ce CD, elle est comme une symphonie cosmique, avec ses sons purs et ses 5 mouvements aux titres italiens traditionnels.

Dans le CD 10, Pierre Henry convoque de grands compositeurs romantiques. Tout d'abord Wagner, avec des extraits de Parsifal et des quatre opéras de L’Anneau du Nibelung, dans Dracula ou la Musique troue le Ciel (2002). Pierre Henry s’est inspiré des films de Friedrich Wilhelm Murnau et de Terence Fisher, mais pendant cette petite heure fascinante on se passe sans problème de tout support visuel, tant la musique est parlante. Puis Rimski-Korsakov dans le titre, mais en réalité Beethoven dans le contenu musical, avec Ma grande Pâque russe (1993), qui utilise la célébrissime Cinquième Symphonie, laquelle, pendant presque 10 minutes, n’en finit pas de finir, comme prenant Beethoven à son propre piège... Et la boucle se referme, avec le retour de Wagner, en version disco, pour Professeur Robot (2010), extrait d'une nouvelle version de Dracula. L’ordre de ce CD paraît incongru sur le papier, ni chronologique ni thématique, mais à l’écoute il se justifie très bien sur le plan musical.

Le CD 11 peut être vu comme un hommage aux techniques de composition. D'abord avec L’Art de la fugue odyssée (2011), une révérence à la Bible du genre dans laquelle, pendant 38 minutes, l’iconique thème de Bach, étale, reste toujours présent malgré les ajouts de toutes sortes, ajouts qui par leur variété (et notamment les voix) lui donnent une ampleur universelle. Puis avec la courte Entité (1959), dialogue entre deux mondes sonores fortement contrastés. Ensuite, en souvenir de la classe d'harmonie d’Olivier Messiaen, avec Miroirs du temps (2008), « un retour de l’attraction des notes entre elles ». Et enfin, avec Strette, dernier des 12 mouvements de la Symphonie collector (2010), qui n’est rien d’autre qu’une relecture de la Symphonie pour un homme seul.

Le CD 12 est celui de la danse et du populaire. Avec, bien sûr, la célèbre et incontournable suite de danses Messe pour le temps présent (1967, avec Michel Colombier pour les irrépressibles jerks), véritable tube, et succès commercial inédit des rayons « classique » des disquaires. Elle est suivie par ce qu’en a fait le compositeur un demi-siècle plus tard : Grand remix (2015), qui prouve qu’à près de 90 ans, Pierre Henry était non seulement encore d’une énergie créatrice sans limite, mais aussi toujours aussi pleinement ancré dans son temps. Suivent des pièces dont la dimension chorégraphique, quand elle n’est pas explicite dans le titre, l’est dans le contenu rythmique, parfois par le caractère répétitif : Tokyo 2002 (1998), Fragments rituels - Métamorphose (2013), Machine danse (1970), Utopia Hip-Hop Final (2009), Astrodanse (1971) et Construction tournante (2007).

Et enfin, pour le dernier, le CD 13, nous pouvons inviter Schubert, et pas seulement pour la première pièce, Phrases de quatuor (2000), qui en utilise du matériau (Quartettsatz et Quintette à deux violoncelles). À son sujet, et à propos de cette œuvre, Pierre Henry dit : « [Nous] portons les mêmes lunettes cerclées de métal. Mais notre parenté est plus profonde. J’imagine à ce propos un tourbillon intérieur, un "vortex" qui nous lie et qui produit un fluide créatif : l’écoulement de la vie. » Ce que le compositeur dévoile ici nous éclaire pour les deux œuvres suivantes, ses toutes dernières, écrites alors qu’il avait déjà perdu la vue. La note seule (2017), où tout évolue autour d’un même son, en un mouvement lourd mais continu, peut évoquer, de façon troublante, le voyageur solitaire si cher à Schubert. Grand tremblement (2017), lui, pensé comme un galop qui « équivaut à une sorte de folie rythmique et sans repos », est une véritable course à l’abîme, tout comme le célèbre et sublime quatuor La Jeune Fille et la Mort de ce même Schubert. Enfin, cet immense voyage dans l’univers de Pierre Henry s’achève, pour conclure ce dernier CD, par la commande d’une pièce devant faire partie d'un disque d’or (au sens littéral, et non commercial) envoyé dans l’espace : les 60 secondes d’Une minute éternelle (2013), la « signature musicale de Pierre Henry ».

Musique concrète ? Par définition, oui. Pourtant, elle permet d’aborder des notions tout à fait abstraites. Et surtout, ce qu’un authentique (et génial) musicien comme Pierre Henry lui permet d’exprimer est éminemment subjectif. S’y plonger grâce à ce coffret est une profonde et rare expérience intérieure. Ce coffret est édité en parallèle d’un somptueux et exhaustif catalogue de 400 pages, véritable mine de renseignements sur l’œuvre de Pierre Henry.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive 

 

 

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