Intégrale en cours du Clavier bien tempéré : une approche savante, sévère mais à hauteur d’homme 

par

Johann Sebastian BACH (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 1 BWV 846-869. Vincent Bernhardt, clavecin. Livret en français et allemand. Enrgmt mars-avril 2019. TT 56’56 & 62’06. Calliope, CAL2070.

« Pourquoi enregistrer Le Clavier bien tempéré une fois de plus ? » Non ce n’est pas le soupir d’agacement du chroniqueur qui sent baver ses canines, c’est le titre du texte de présentation dans le livret, qui vaut argumentaire d’interprétation.

Le premier intérêt réside dans le choix de l’instrument (fait par Matthias Kramer en 2018, une extrapolation du célèbre « Christian Zell 1728 » de Hambourg) doté d’un seize pieds : une option étayée en référence à la facture des orgues d’Allemagne centrale qui valorisait les 16’ manualiter, « un art dont on peut penser qu’il a vraisemblablement influencé la structuration de l’espace sonore, qu’il s’agisse d’orchestration ou de registration au clavecin ». Au Kaffee Zimmermann de Leipzig où se produisaient Bach et son Collegium se trouvait d’ailleurs un Hildebrandt de cette tessiture. Les quatre jeux (+ luthé) ambitionnent aussi de recréer une large panoplie de combinaisons, y compris des mélanges en creux (16’+4’) qu’on entend dans le Prélude en ré majeur. Cette préoccupation envers la couleur nous rappelle que le compositeur, dont on réduit parfois l’art à un génial graphisme, était aussi une des oreilles les plus intelligentes de l’époque. Parenthèse, citons cette anecdote : lorsqu’il découvrit à Berlin en 1747 le Staatosper unter den Linden du Forum Fridericianum que venait de faire ériger Frédéric II, Bach en ausculta du seul regard l’architecture intérieure, le plafond, les arches, et employa aussitôt à l’orgue des registrations qui tenaient compte de l’acoustique du lieu, et que les auditeurs jugèrent inouïes ! Autant dire que le Cantor aurait certainement apprécié une interprétation de clavecin qui se pose la question des timbres et en optimise la palette. Un tel ambitus, élargi à l’octave grave, permet évidemment des effets de tribune : la Fugue BWV 849, on croirait entendre une procession organo pleno s’édifier sous les voûtes, accouplant tous les tuyaux ! Sans devoir matraquer le clavier, la Fugue en ré majeur trouve sa force par le seul haubanage qui sature le spectre. Quelle puissance, abrasée mais dilatée, dans la Fugue en la mineur !

Le second intérêt réside dans l’ornementation. Vincent Bernhardt, doctorant à Lyon, a mené une étude très poussée sur la compréhension des trilles, tremblements, appogiatures, sur le manuscrit et ses copies. Cette érudition conduit à une exécution discernée, parfois variée au sein d’une même pièce, ainsi entre exposition et réexposition de la Fugue en ut dièse majeur. Outre cet éminent regard philologique sur les textes (exerçant son recul critique envers les éditions modernes), la mélodie, l’harmonie sont venues éclairer les choix de détail. Autre indice de la sagacité de l’interprète : l’attention accordée aux points d’orgue ou leur absence, compris comme une volonté qu’on pratique ou non un ralenti conclusif. Les annotations de tournes de pages ont même été assimilées comme un indice de tempo (plutôt sages dans l’ensemble).

La question cruciale du tempérament a été tranchée à la faveur du Kellner. En fin de programme, bouclant la boucle, l’album nous offre deux versions alternatives du Prélude en ut majeur, celle du Clavier-Büchlein vor Wilhelm Friedemann (1720) et un exemplaire de Johann Nikolaus Forkel qui s’appuie sur une source antérieure à l’état final du manuscrit autographe.

Cette réflexion mérite d’être saluée pour son zèle musicologique, et passionnera les mélomanes férus du temple WTK. La concrétisation s’avère conforme aux ambitions et manifeste un soin tout académique, voire passagèrement (et, gageons-le, intentionnellement) dogmatique (Fugue en ré mineur). Cette perception asséchée s’accuse par une perspective exiguë : la photo en page 4 laisse penser que l’instrument a été enregistré à Remerschen dans les ateliers du facteur qui l’a mis à disposition. En soi, la captation offre un contour précis et ajusté, mais on aurait souhaité une acoustique plus flatteuse pour un tel clavecin, qui en sort banalisé. Sur les cimes de cet Himalaya de la littérature de clavier, l’air vient à manquer et cette raréfaction corrompt la sensation d’espace. La Fugue en mi mineur, triturée comme gruau, s’interrompt dans un abrupt silence qui avoue l’absence de toute réverbération ambiante. Stupéfiant moment ! Les trésors de poésie, de respiration, que Vincent Bernhardt déploie dans le Prélude en ut dièse mineur méritaient un écrin moins ingrat. Qui parfois brident les élans (Prélude en fa dièse majeur) pourtant si vigoureusement pensés. L’oreille a l’impression d’être au chevet de ces pages, avec ce que cela induit de proximité d’âme, de dépouillement (le Fugue de même tonalité, qui en obtient une confondante humilité). Pour ne pas oser des adjectifs aussi vilains que prosaïque, on dira que cette bible en ressort un peu désacralisée, rendue à une dimension domestique. Au piano, cette approche confraternelle, à hauteur d’homme, rappellerait les premiers essais (1987, ECM)… d’un Keith Jarrett, qui bien sûr y mettait une autre lumière, une autre transparence. Au clavecin, parmi les références encore plus anciennes, on songe à la première intégrale d’Helmut Walcha (organiste comme notre interprète aux multiples talents), lui aussi phrasant cette souplesse d’articulation (et il en faut pour extraire comme ici la Fugue en la majeur de son carcan de gigue guindée), cette aisance décrispée qui veut voir loin. Pour autant, au-delà de l’esthétique désirée par les doigts, la congruité de l’acoustique pourrait faire croire à des œillères, et ne peut en tout cas prétendre à ranger ce témoignage parmi les plus lyriques. Si ce n’est cet art d’un chant serein qui fut celui de Kenneth Gilbert (Archiv, 1983) sur un Couchet certes plus léger de texture.

Avantage collatéral de la promiscuité : on a parfois l’impression d’être assis sur le même tabouret que Bach concevant ces exercices, qui nous deviennent aliment quotidien (ne dit-on pas que le maestro Bruno Walter en pratiquait une demi-heure chaque matin ?), à peine éclos de l’œuf, donc préservant leur fraîcheur d’aspect, leur primitive invention qui n’est pas encore fantaisie. Peu d’autres interprétations nous tendent ce pain rompu et aussitôt partagé, commensal. Désintimidés face au chef d’œuvre, comme à l’écoute du dernier Kempff jouant les Sonates de Beethoven ? Un Bach pas peu puritain qui se refuse à la bonbonnière d’agrément -on l’a bien saisi. Un Bach qui semblera donc austère à certaines oreilles (d’où notre bémol quant à l’évaluation). Un Bach laborieux, qui comme le paysan de La Fontaine, fait cadeau de cette révélation : le champ creusé, fouillé, bêché, n’apporte de plus précieux trésor enfoui que celui qui résulte du sain ouvrage. Ce Bach collaboratif qu’on nous sert dans ce volume (espérons un second !) heurtera les habitudes autant qu’il oint, refroidira autant qu’il réchauffe. Ce Bach granitique et camarade, rude et confident, touchant à force d’être tactile, est peut-être celui des souvenirs d’école de Cocteau : « ce coup de poing en marbre était boule de neige, et cela lui étoila le cœur ».

Christophe Steyne

Son : 8 (réserve quant à l’acoustique) – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

 

 

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