Kaori Uemura, en solo : leçon d’âme pour la viole, leçon de viole pour les âmes

par

Yuu. Gentleness and Melancholy. Tobias Hume (c1659-c1645) : The Spirit of Gambo ; Captaine Humes Pavan ; Love’s Farewell. Jean de Sainte-Colombe (fl. 1658-1687) : Prélude. Sainte-Colombe Le Fils (c1660-c1720) : Tombeau pour Monsieur de Sainte-Colombe le père ; Fantaisie en Rondeau. Antoine Forqueray (1672-1745) : Muzette ; La Léon. Marin Marais (1656-1728) : Chaconne ; Le Badinage ; Les Voix humaines. Carl Friedrich Abel (1723-1787) : Solo in D minor, WKO205 & 208. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Fantasia 7 en sol mineur TWV 40:32. Kaori Uemura, viole. Livret en anglais, allemand, français, japonais. Juin 2019. TT 67’08. Ramée RAM 1915

Entreprendre un récital de viole dédié à « douceur et mélancolie » est aussi improbable qu’entendre Le petit Bonhomme en mousse à une troisième mi-temps de rugby, raillerait-on. Encore faut-il avoir le bon goût de décliner le concept avec autant d’art que nous l’explique la notice de Kaori Uemura, avec érudition et un brin d’ésotérisme ; d’arranger le programme avec tant de soin, et de le jouer avec tant de sensibilité. Sans filet, sans partenaire autre que le regard intérieur, et la partition au cœur de cette introspection. Il faut de l’habileté une heure durant pour ne point lasser ; il faut même un certain génie pour captiver de la première à la dernière minute. La lassitude est parfois un théâtre, comme l’a écrit le poète.

Sur les nombreux albums auxquels elle participa, au côté de Wieland Kuijken (Marais en 1987, Couperin en 1992, auprès du regretté Robert Kohnen), au côté de Christophe Rousset (Rameau, chez Harmonia Mundi, 1992), ou en des pages à deux et trois violes avec Jérôme Hantaï (Virgin, 1999, 2000), son nom est-il de ceux à briguer le haut de l’affiche ? D’ailleurs le livret n’ose même pas se fendre d’une de ces biographies où d’ordinaire les artistes se complaisent à étaler leur ambition naissante ou leur carrière advenue. Ce CD semble naître d’une feuille vierge, et pourtant combien son contenu est pensé, mûri ! Une seule interprète, deux instruments : une basse à sept cordes (François Bodart, 1985, d’après Johannes Tilke), une basse à six cordes du XVIIIe siècle restaurée par Tilman Muthesius. Captées à fort niveau, mais d’un réalisme saisissant.

Principalement empruntées au répertoire français, voici une multitude d’atmosphères incessamment mouvantes, qui varient pourtant peu du même mais exploitent toutes les réfractions de la peine, du deuil, de l’espérance. Voilà aussi un voyage dans les arcanes de l’instrument dont Madame Uemura connaît tous les secrets, toutes les ressources. Depuis les traits claironnants du Spirit of Gambo qui sonnent le départ, jusqu’aux tréfonds du Tombeau pour Monsieur de Sainte-Colombe. Là elle laisse affleurer un chemin de déploration, initié dans des moires lancinantes, des vibratos térébrants (et comme cela est bien exprimé par l’interprète !) et dont les registrations se conçoivent comme un bouleversant dialogue entre la dignité du père et l’inquiétude du fils ; comme le miroir inversé et transcendé d’un Roi des aulnes.

Transition hagarde avec la brève Fantaisie en Rondeau. Puis moment de grâce, confirmant la progression du programme : une Muzette gaie comme un rayon de soleil esquisse quelque réconfortante danse stylisée, chasse la brume d’après-nuit, et se défroisse comme la fleur qui s’essore de la rosée. Intelligente enjambée vers une Chaconne d’abord lumineuse, qui s’assombrit ensuite vers une trouble ambivalence, puis se recueille sur la patène bistrée de La Léon. Qu’elles sont fugaces ces éclaircies, au milieu d’un ciel de traine qui a connu l’orage des passions, et qu’elles s’intègrent judicieusement au milieu de l’album, bref adret au sommet avant de se déverser à nouveau vers l’ubac demi-ombré du Badinage de Marais, caressant comme le frais humus des remords. Magistrale transition encore, quand les ondoiements de ce Badinage se hâtent et s’intensifient le temps des bariolages d’un spectral Solo d’Abel. C’est là que l’on nous glisse quelques élégantes pièces de Telemann, récemment exhumées et qui constituent l’étape la plus tardive de ce panorama européen. Moyennant quelque complice invité, qui certes aurait dépareillé le sillon soliste auquel ce parcours ne déroge pas, on aurait pu imaginer que d’autres œuvres (telles la Pompe funèbre de Couperin ou le Tombeau de Charles Dollé) rejoignent cette anthologie. Laquelle préfère nous quitter sur le murmure des Voix Humaines que l’on nous exhale ici avec une humilité, une humanité confondantes, jusqu’à un ultime et miséricordieux soupir qui s’éteint dans une posture quasiment religieuse.

Après plusieurs écoutes chaque fois comblées, nous avons laissé décanter notre commentaire au cas où nous apparaitrait quelque reproche, quelque déception, afin de justifier l’aiguillon critique qui est attendu par le lecteur. Nous n’avons toujours pas identifié de quoi ternir l’éloge. Un inexpugnable témoignage de musique, qui vaudrait leçon de vie. Le genre de cadeau qu’on voudrait offrir autour de soi pour éveiller au grand et au beau.

En ses lignes, Kaori Uemura remercie celle qui lui donna le courage d’être elle-même. Le lieu de cette parole est celui de la paix intime, qui est l’endroit le plus légitime pour jeter un regard serein sur les abysses et abymes ouverts par les œuvres. Bien sûr, il faudra faire le calme en soi et autour de soi pour se montrer pleinement réceptif à ces humeurs taciturnes, laconiques, qui parlent pour ceux qui savent entendre, qui abolissent la distinction entre le doux et l’amer, le profond et l’exquis. À voir la manchette expertement brodée sur la pochette, on eût redouté quelque préciosité qui farderait les vérités trop nues. Mais le disque ne nous donne à admirer qu’une sensualité rendue à l’essentiel. Les respirations, la gestion des amuïssements et contentions, les brèches, les lézardes de l’âme sont de celles qui ont suffisamment connu le doute pour paraître assurées, qui ont suffisamment d’aplomb pour se permettre la crainte et ne pas affaiblir la plainte, sont trop lucides pour feindre, sont jugées à ce for qui sait que le fil de l’existence sera coupé. Sont peut-être celles qui, comme La Jeune Parque de Paul Valéry, pourraient assumer « Harmonieuse MOI, différente d’un songe, Femme flexible et ferme aux silences suivis D’actes purs ! » 

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.