Kissin et Volodos : deux maîtres du piano d’aujourd’hui à Flagey

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En l’espace de septante-deux heures à peine, Flagey permettait aux amateurs de piano d’entendre deux des plus réputés pianistes d’aujourd’hui en la personne d’Evgeny Kissin et d’Arcadi Volodos. 

Jeunes quinquagénaires nés et formés dans la défunte URSS -quittée ensuite pour l’Ouest -par des professeurs à la rigueur légendaire, les deux artistes n’ont en fait qu’assez peu de points communs. D’ailleurs, les entendre à si peu de temps d’intervalle amène à se demander s’il existe vraiment une école russe, pas tant dans l’exigence technique que dans l’approche interprétative. 

Ancien enfant prodige, s’essayant volontiers à la composition comme à la poésie, Kissin est un pianiste à la technique digitale souveraine, au jeu impeccablement construit et puissant. Lorsqu’il pénètre sur la scène du Studio 4 de Flagey -où, la salle s’étant révélée trop petite pour accueillir tous les mélomanes désireux d’entendre ce trop rare visiteur dans nos contrées, quelques dizaines de chaises supplémentaires ont été installées- Evgeny Kissin s’installe calmement au piano et entame son récital au programme intéressant et varié par la célébrissime Toccata et fugue en ré mineur de Bach dans la transcription de Tausig. Dans la Toccata, Kissin réussit à faire tonner le Steinway de Flagey comme un orgue. Si l’on regrette par moments quelques duretés à la main droite, la puissance sonore déployée est franchement ébouriffante. Dans la Fugue, on apprécie le superbe staccato comme la maîtrise des gradations sonores. Malgré un emploi généreux de la pédale, les lignes mélodiques sont toujours claires.

Dans les prémonitions pré-romantiques de l’Adagio en si mineur K. 540 de Mozart, Kissin fait preuve de l’éloquence sincère et sans joliesses inutiles qui est celle d’un vrai mozartien. Si la musique est incroyablement prenante, l’interprétation l’est tout autant. 

Il nous propose ensuite la Sonate N° 31, Op. 110 de Beethoven. On admire la patience et la détermination de l’interprète dans le Moderato introductif, de même que la façon dont le temps paraît comme suspendu dans l’Adagio ma non troppo qui mène inexorablement à une Fugue à la logique imparable et à la construction magistrale, même si on déplore par moments une main gauche un peu lourde.

La deuxième partie du récital était entièrement placée sous le signe de Chopin, à commencer par un choix de sept mazurkas. Si dans un premier temps, Kissin aborda ces pièces sans sentimentalité indue ni brutalité, dans une belle franchise quoique sans charme particulier, ses interprétations ne cessèrent de gagner en subtilité, même si on eût aimé davantage de légèreté et de transparence dans le son. Il fit néanmoins apprécier un beau don de conteur dans la Mazurka Op. 30/1. L’Op. 30/2 le trouva viril et sans brutalité, mais aussi sans magie. En revanche, on apprécia la belle sonorité de cloches et le ton de confidence de la Mazurka op. 33/4, toute de mystère et d’élégance, qui clôturait cette série.

Terminant son programme par l’Andante spianato et Grande Polonaise brillante, le pianiste trouva d’emblée le ton et la sonorité justes dans un Andante tendre et serein. On se montrera moins enthousiaste au sujet de la Polonaise, certes jouée avec une totale clarté, un bel élan, une agilité incontestable et une articulation impeccable mais avec un son peu maîtrisé et des ff inutilement brutaux. 

Ceci n’empêcha pas un public conquis de faire au pianiste un triomphe. Visiblement aux anges et donnant l’impression d’être agréablement surpris par l’accueil qui lui était fait, Kissin accorda toute une série de bis dont un superbe premier mouvement d’une Sonate de Mozart et une Polonaise « Héroïque » de Chopin enlevée avec un incontestable panache. 

Trois jours plus tard, c’est au tour d’Arcadi Volodos de se produire à Flagey. Et par rapport à Kissin, la différence est notable. La salle, bien remplie, est plongée dans la quasi-obscurité, seul un spot éclairant la scène. Le public semble, lui, ne pas être venu pour aduler mais pour écouter. Dans un premier temps, on a du mal à croire que c’est un même instrument qui a été mis à la disposition des deux pianistes. Là où Kissin tirait de l’instrument des sonorités franches et brillantes hélas parfois grevées de basses assez lourdes, Volodos va non seulement dompter sans peine le grand Steinway mais faire entendre le genre de sonorité pleine, riche et profonde, qu’on eût pu croire perdue depuis Gilels, Arrau ou Bolet. 

Assis sur une chaise de musicien d’orchestre contre le dossier de laquelle il se cale fermement, Volodos attaque bille en tête l’Allegro vivace introductif de la Sonate D. 850 en ré majeur de Schubert. Tout ici est remarquable. La maîtrise technique, entièrement mise au service de la musique, est telle qu’on ne la remarque même pas. Reste que l’égalité de toucher est stupéfiante, tout comme la science de l’étagement des plans ou la faculté de Volodos à doser les sonorités et les nuances au millimètre près. 

Dans le deuxième mouvement Con moto, le pianiste nous touche par un lyrisme à la fois naturel et poignant. L’épisode pp una corda prend ici la forme d’un touchant nocturne qui paraît annoncer Brahms. Tout au long de ce mouvement, on admire la sonorité pleine et charnue, la capacité à parfaitement assurer la continuité du discours, et plus encore cette incroyable intériorité qui, paradoxalement, happe littéralement l’auditeur. Le Scherzo est ferme et enjoué, et ces passages en accords si schubertiens où mélodie et harmonie se confondent sont merveilleusement rendus, grâce à un toucher phénoménal et une concentration de tous les instants. Débutant par une petite marche innocente, le Rondo final gagne peu à peu en complexité pour en arriver à une insouciance qui, comme si souvent chez Schubert, n’est qu’apparente, avant une fin d’une merveilleuse douceur. Volodos saisit magnifiquement cette ambiguïté si typique du compositeur où, comme chez Tchekhov, ce qui est gai peut être triste, et ce qui paraît léger s’avère profond. 

C’est à deux oeuvres essentielles de Schumann qu’était consacrée la deuxième partie de ce long et exigeant programme. Elle s’ouvrit sur ces Kinderszenen, regard d’un poète sur l’enfance. Tout au long de ces 13 pièces, Volodos se montra le meilleur guide qu’on puisse imaginer, traitant ces pièces avec autant de spontanéité que de sérieux. On retiendra bien évidemment une Träumerei imaginative et pleine de douceur (mais sans affectation ni mièvrerie) et un Der Dichter spricht, idéal alliage de profondeur et de poésie.

Dans la redoutable Fantaisie, Op. 17, Volodos utilisa son art et sa science pour rendre aussi bien le lyrisme fiévreux et les élans passionnés du premier mouvement, la juvénile fraîcheur du Mässig central que l’infinie poésie et le caractère de rêve éveillé si présents dans le mouvement final. C’est vraiment une merveilleuse interprétation qu’il offrit de cette œuvre qui sous d’autres mains peut parfois paraître décousue. 

Applaudi à tout rompre, Volodos offrit de nombreux bis au public comblé de Flagey, dont l’Oiseau-prophète des Waldszenen de Schumann ainsi que plusieurs pièces de l’énigmatique Catalan Federico Mompou à qui il consacra voici quelques années un magnifique enregistrement chez Sony.

Flagey, le 16 juin 2022 (Kissin) et le 19 juin 2022 (Volodos)

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : JL Neveu

 


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