L’Alcione de Marin Marais par Jordi Savall : du songe à la tempête

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Marin Marais (1656-1728) : Alcione, tragédie lyrique en cinq actes. Léa Desandre (Alcione), Cyril Auvity (Ceix), Marc Mauillon (Pélée), Lisandro Abadie (Pan, Phorbas), Antonio Abete (Tmole, Le Grand Prêtre, Neptune), Hasnaa Bennani (Ismène, Première Matelote), Hanna Bayodi-Hirt (Bergère, Deuxième matelote, Junon), Sebastian Monti (Apollon, Le Sommeil), Maud Guidzaz (Doris), Lise Viricel (Céphise), Maria Chiara Gallo (Aeglé), Yannis François (Le chef des matelots), Gabriel Jublin (Phosphore), Benoît-Joseph Meier (Un suivant de Ceix). Le Concert des Nations, chœur et orchestre, direction Jordi Savall. 2017. Notice en français, en anglais, en espagnol, en catalan, en allemand et en italien. Texte complet du livret en français avec traduction dans les mêmes langues. 175.50. Un album de 3 CD AliaVox AVSA9939.

Lorsqu’il crée Alcione (que l’on écrit aussi Alcyone) le 18 février 1706, Marin Marais n’a plus proposé de partition lyrique depuis son Ariane et Bacchus dix ans auparavant. Cette fois, il collabore avec l’écrivain Antoine Houdart de La Motte (1672-1731), qui a signé dans l’intervalle quelques livrets pour Campra (L’Europe galante en 1697), Destouches, Dauvergne ou de La Barre. Il n’a sans doute pas l’étoffe du poète Philippe Quinault, qui a si bien servi Lully, mais il est habile à tourner des vers élégants et des dialogues qui font mouche. De son côté, Marin Marais vient d’être nommé à la fonction prestigieuse de batteur de mesure à l’Académie royale de musique, l’équivalent du poste actuel de chef d’orchestre à l’Opéra de Paris. Alcione reçoit un bel accueil, concrétisé par une série de reprises avec aménagements et coupures, qui s’étaleront sur plusieurs décennies, entre 1719 et 1771. La tragédie n’avait plus été reprise à Paris depuis lors, la présente production étant la première depuis près de deux cent cinquante ans. Il s’agit d’un enregistrement réalisé en public à l’occasion de la réouverture officielle de l’Opéra-Comique, du 26 avril au 7 mai 2017. 

L’appareil critique est exemplaire : la notice propose plusieurs textes (en six langues) autour de l’œuvre, de sa genèse et de sa recréation, issus du programme de salle. On y trouve un entretien avec Jérôme de La Gorce, auteur d’une biographie de Marin Marais parue chez Fayard en 1991, qui en souligne la force dramatique, la justesse dans la caractérisation psychologique et l’art de la description, mais aussi avec des artisans du spectacle (les scénographes Tristan Baudoin et Louise Moaty, qui signe aussi la mise en scène, la chorégraphe Raphaëlle Boitel et Jordi Savall), le tout présenté par la responsable éditoriale, Agnès Terrier. Celle-ci évoque un spectacle total, nourri d’une liberté créatrice et d’un art des enchantements. Les représentations ont en effet fait appel à un contexte de danse ainsi qu’à des artistes du cirque et à des acrobates. Nous ne pouvons qu’imaginer ce « spectacle total » grâce à quelques photographies en couleurs, faute d’en disposer sur DVD. Nous nous contenterons donc de la version au disque dont, disons-le d’emblée, l’audition est un vrai plaisir. D’autant plus qu’afin de permettre de bien suivre l’action, un second fascicule propose le livret original en français, traduit en cinq langues.

Nous laisserons ici de côté les considérations d’ordre musicologique qui feront sans doute débat parmi les spécialistes. Jordi Savall et son équipe ont en effet tenu compte des différentes étapes de l’évolution du spectacle au XVIIIe siècle, tant en ce qui concerne le livret que le développement de l’action et des personnages. Pour la constitution de l’orchestre, explique Savall, j’ai suivi les indications d’époque quant aux timbres instrumentaux, dans un effectif légèrement inférieur à celui de l’Académie pour des raisons d’équilibre acoustique. On découvre dans la notice le détail de la composition retenue pour cet effectif : le continuo (viole de gambe, basse de violon, théorbe, chitarrone, guitare) et les cinq tessitures de violon, les hautbois, le basson ou les flûtes, à bec et traversière. Sans oublier deux percussionnistes qui vont ponctuer maints moments et créer des effets surprenants. Le tout dans une atmosphère de dynamisme incessant et ludique. 

Les cinq actes sont précédés d’un prologue pastoral qui met en présence Pan et Apollon dans une confrontation musicale et vocale que le second nommé va remporter. C’est un hommage direct à la gloire de Louis XIV, qui n’assista cependant pas à la création : le Roi-Soleil était entré dans sa phase d’austérité religieuse prônée par Madame de Maintenon. Pour célébrer sa victoire, Apollon propose de raconter une histoire, celle des Alcyons, qui sont les garants de la paix des mers. Nous résumerons brièvement les cinq actes qui suivent ce prologue d’après l’argument reproduit dans le livret. La fille d’Eole, Alcione, va épouser Ceix, Roi de Trachines, mais elle est aimée par Pélée, ami de Ceix. Le magicien Phorbas estime que le trône lui revient ; il est soutenu par la magicienne Ismène. Les intrigues vont se succéder. Au moment où l’union va avoir lieu, le palais est mis à sac par les Furies. Les amours d’Alcione et Ceix sont contrariées. Poussés par Pélée, les magiciens font entrevoir les Enfers à Ceix et la perte d’Alcione s’il ne va pas consulter Apollon. Ceix confie sa bien-aimée à son ami Pélée et part sur un vaisseau. Dans un songe, Alcione voit Ceix mourir au cours d’une tempête et implore Junon. Face à son désespoir, Pélée avoue sa faute et se suicide. Le retour de Ceix est annoncé, mais Alcione découvre son corps échoué et se donne la mort. Emu, Neptune leur rend la vie et leur donne le pouvoir, ainsi qu’à leur descendance, les Alcions, d’apaiser les tempêtes.

Sur ces péripéties dramatiques, Marin Marais a écrit une musique pleine de majesté, avec des airs brillants et enjoués et des récitatifs d’une grande expressivité. On évolue dans un univers marin qui culmine dans la Scène de la Tempête de l’Acte IV, véritable morceau d’anthologie descriptive auquel on joindra les Marches et Airs des matelots de l’acte III. Savall entraîne tout son monde instrumental dans une orgie de couleurs, avec des sonorités bien équilibrées et une rondeur aérienne très inspirée. Bien présente, la percussion fera peut-être discussion vu son emploi que d’aucuns estimeront abondant, mais cela fonctionne et donne à l’ensemble de l’œuvre une dimension saisissante. La version musicale présentée ici est bien celle qu’a voulue Jordi Savall, qui assume ses choix en insistant sur l’impact émotionnel que cette tragédie crée chez l’auditeur, rappelant qu’aucune partition de cette époque ne comporte autant d’indications de couleurs, de timbres, d’ornements en tous genres. 

Le plateau vocal met en valeur le trio amoureux. Léa Desandre, voix claire aux vibratos finement travaillés, est une Alcione fraîche et touchante de bout en bout. Vraie tragédienne à la diction irréprochable, elle vibre de tout son être lors de chaque intervention. On peut s’en convaincre à la seule écoute de son air de l’Acte IV Où suis-je et qu’ai-je vu ! Je perds ce que j’adore où elle est bouleversante. Le roi Ceix est incarné par le ténor Cyril Auvity, touchant lui aussi mais peut-être moins investi. Il est cependant très convaincant à l’Acte II lorsqu’il est confronté, impuissant, aux Enfers. Dans le rôle de Pélée, le baryton Marc Mauillon bénéficie d’une belle projection et d’une gamme de couleurs qui conviennent à ce personnage déchiré. Son invocation à la mer en prélude à l’Acte III, Ô mer, dont le calme infidèle, est une vraie réussite. Les autres protagonistes sont bien distribués, qu’il s’agisse de Lisandro Abadie ou de Hasnaa Bennani en magiciens, de Sebastian Monti en Apollon dans un Prologue divertissant, ou de Yannis François en chef des matelots. 

Il n’existait jusqu’à présent qu’une seule version au disque d’Alcione, due à Marc Minkowski en 1990 chez Erato. Jordi Savall avait de son côté enregistré une suite instrumentale de la partition en 1993, déjà pour AliaVox. La version d’aujourd’hui fait date, car elle propose une vision contemporaine de ce que la metteuse en scène Louise Moaty appelle un theatrum mundi : les éléments, les ordres divins et humains, la vie et la mort s’y conjuguent au service du merveilleux scénique. Louise Moaty rappelle dans la foulée que le récit trouve son origine principale dans le Livre XI des Métamorphoses d’Ovide, mais qu’il fait aussi écho à Corneille ou à Théophile Viau et qu’en cela, le livret brasse de nombreuses sources littéraires du théâtre baroque. La redécouverte rend justice à cette belle partition lyrique de Marin Marais.

Nous émettrons cependant une réserve qui relève de la prise de son. L’enregistrement en public n’est pas toujours idéal, notamment pour les chœurs placés dans une sorte de halo imprécis qui ne les rend pas des plus séduisants. Les aléas du direct ne sont pas toujours maîtrisables. C’est le point faible d’une production dont les mérites intrinsèques résident dans la fougue et l’expressivité déployées par le tissu instrumental et par des voix solistes dont on salue les hautes qualités. 

Son : 7,5  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

 

 

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