L'Arditti Quartet à Luxembourg

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Après des mois sans musique vivante, ce n’est rien de dire l’impatience avec laquelle je me retrouve à rôder autour de la Philharmonie de Luxembourg. Dans la salle, si le public semble picorer l’espace tant la distanciation imposée les éparpille, que dire alors des musiciens du Quatuor Arditti (le renommé ensemble anglais aux 200 disques) isolés devant leurs pupitres au milieu de la grande scène ? Les circonstances, inhabituelles, nous ramènent à la qualité acoustique de l’architecture de Christian de Portzamparc : chaque instrument sonne avec précision et les applaudissements ne souffrent pas de la dissémination.

Le programme fait la place à quatre quatuors, certes assez différents, mais guidés par ce même plaisir de l’exploration musicale qui pousse les compositeurs à chercher, inventer, expérimenter.

Jonathan Harvey (1939-2012), athée convaincu du potentiel de l’expérience mystique, pour qui la musique « donne la chance de penser sans le langage » livre, avec son Quatuor à cordes N°2, un travail, en un mouvement, sur une mélodie, d’abord « innocente », puis objet d’analyse, puis matériau structurel servant de briques à l’arrière-plan de la pièce : les archets rebondissent, l’énergie sourd, s’emballe et se résorbe finalement sans dommage, le violoncelle s’élève dans le suraigu en même temps qu’il rabat la mélodie vers son souffle d’origine.

Paradoxalement, c’est dans ses années d’étude en Europe que Toshio Hosokawa (1955-) découvre véritablement la musique de son pays, retrouvant dans le gagaku (la musique de Cour du Japon) « les micro-intervalles, les couleurs nouvelles et changeantes, les sons bruités qui étaient au cœur de la musique contemporaine européenne ». Une bonne surprise de la soirée me vient de son Passage que je ne connais pas (la pièce est une commande pour la célébration, en 2020, des 250 ans de Beethoven) et qui, comme l’essentiel de son œuvre, intègre l’apport esthétique de la musique japonaise, où silence et contemplation ont leur place au même titre que notes et timbres : la douceur est aquatique, la beauté s’élève et se répand, les bouffées d’air s’étalent et dispersent leurs molécules.

Tout aussi récent est le Quatuor VIII à cordes « Topeng » de la franco-américaine Betsy Jolas (1926-), créé le 14 janvier 2020 à Paris par les Arditti, qui ramène la compositrice à son voyage à Bali avec Xenakis et Takemitsu, dont elle tire l’inspiration de B for Sonata, pièce pour piano de 1973. Le « topeng » (le mot signifie « masque ») est une forme du théâtre balinais, musical et à un acteur, dont le dynamisme impressionne alors Jolas : l’acteur joue plusieurs personnages, qu’il spécifie par des changements de masque agités derrière un rideau, pendant que le gamelan s’en donne à cœur joie. Le Quatuor, à entendre ici « comme en rêve », avec sa succession d’incursions ascendantes, sorte de conversation en forme de remarques ou d’interrogations interrompues et sans réelles réponses, peut crisper par ce va-et-vient tournoyant qui laisse suspendu et désorienté.

Györgi Ligeti (1923-2006) insiste sur l’unité de son Quatuor à cordes N°2, écrit en 1968 comme une sorte de point d’étape de son travail, un récapitulatif de ses explorations, même si les relations entre les différents moments, à l’écoute, ne nous sautent pas à la gorge : « [ils] communiquent de manière souterraine les uns avec les autres […] ; les cinq mouvements sont pour ainsi dire tous présents en même temps ». Et, en effet, la présence ubiquitaire de ce « processus qui déraille », si perceptible dans le mouvement central Come un meccanismo di precisione, où Ligeti jauge la mécanique qui se grippe (ça accélère, ça décélère, ça désintègre, ça fiche le bazar), donne son unité à un ensemble aussi surprenant qu’impressionnant.

Luxembourg, Philharmonie, le 3 mars 2021

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Arditti Quartet  / Astrid Karger

 

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