Le Marteau sans son maître, au pied de son tombeau

par

Pierre Boulez (1925-2016) : Le Marteau sans maître ; Philippe Manoury (né en 1952) : B-Partita - in memoriam Pierre Boulez.  Ensemble Orchestral Contemporain, dir. Daniel Kawka ; Salomé Haller, mezzo-soprano ; Gaël Rassaert, violon. 2019. 62'49". Notes en français, anglais et allemand. WWE 1CD Col Legno 20447.

Réunir sur un même disque la partition-phare de Pierre Boulez et une œuvre dédiée à la mémoire du maître disparu en 2016, l’idée était excellente. Elle réjouit d’autant plus que ce « tombeau », signé Philippe Manoury, est un bijou !

Est-il encore nécessaire de présenter Le Marteau sans maître (1952-1954) ? Non, sans doute, car la « cantate » de Boulez est devenue un classique du 20e siècle. On l’a souvent rapprochée du Pierrot lunaire de Schönberg, composée quarante ans auparavant. L’une et l’autre s’appuient sur un même effectif (voix de femme et six instrumentistes), ont recours à trois cycles poétiques et explorent plusieurs types de vocalité -chant mélismatique, chant syllabique, Sprechgesang, parlando et profération « bouche fermée ». Le titre du chef-d’œuvre boulézien provient du recueil éponyme de René Char, dont le compositeur avait déjà utilisé des textes dans Le Visage nuptial et Le Soleil des eaux. Constitué de quatre pièces vocales et de cinq pièces instrumentales pour différentes formations (flûte en sol, guitare, vibraphone, alto, xylorimba et un set de percussions comprenant tambour sur cadre, bongos, cymbalettes, cloche double, triangle, maracas, claves, tam-tam aigu, tam-tam profond, gong et grande cymbale suspendue), le Marteau sans maître n’est pas seulement une œuvre charnière dans la production boulézienne, emblématique du sérialisme poussé à son paroxysme et que Boulez s’apprête alors à dépasser ; il constitue également l’une des expériences musicales les plus marquantes de déconstruction du chant. Au dire du compositeur, « le poème est centre de la musique, mais est devenu absent de la musique ». Poulenc, par ailleurs envoûté par le langage très coloré conçu par Boulez, contrastant avec l’aridité généralement associée à l’esthétique dodécaphonique, s’avouera décontenancé par cette « prosodie en dents de scie qui rend le texte inintelligible ». 

Pierre Boulez ne fut pas seulement un compositeur infiniment novateur et d’une rare intelligence ; il incarna également l’un des grands chefs de la fin du siècle passé et du début du 21e. Il en vint à la direction d’orchestre par hasard ou, pour être plus exact, par nécessité, pour pallier le désintérêt que manifestaient la plupart des chefs de son époque envers la musique contemporaine. S’il faut bien admettre que les compositeurs ne sont pas toujours les meilleurs interprètes de leurs œuvres, il en va différemment dans le cas de Boulez. Sa gestique était pour le moins singulière, mais d’une efficacité rare. Au service de ses propres œuvres, elle ne manquait jamais de traduire avec une précision chirurgicale les intentions de l’auteur, de rehausser les coloris instrumentaux, de découper au scalpel la courbe accidentée des phrasés, de darder les attaques comme on décoche des flèches, ni de restituer avec clarté la structure, la texture et la polyphonie. 

 Boulez a laissé pas moins de cinq enregistrements du Marteau (1956, 1964, 1969, 1985 et 2002). Et si d’autres chefs s’étaient déjà mesurés à lui dans cette œuvre de son vivant, les gravures dont il est à l’origine demeurent quasiment toutes des références absolues. Les deux dernières, où s’illustre l’Ensemble Intercontemporain, sont probablement les plus captivantes, encore qu’il faille sans doute y ajouter la première, qui tranche avec les suivantes par sa vivacité et sa rudesse. Daniel Kawka, que l’on retrouve ici à la tête de « son » Ensemble Orchestral Contemporain, a parfaitement conscience du défi qu’il relève en s’attaquant à ce monstre sacré ; néanmoins, vaincu par la tentation de l’éclairer sous un angle inexploré, il souligne à bon escient que toute interprétation neuve apporte « une pierre à l’édifice, une vision de cet infini, irréductible qu’est le chef d’œuvre : une vérité, répandue en autant de gestes historiques qui s’enrichissent les uns les autres ». Nul n’aura, au moins, l’audace de soupçonner Kawka de s’engouffrer en dilettante dans le répertoire boulézien : de Boulez, il a pratiquement dirigé toutes les œuvres.

Que dire alors de ce nouvel éclairage, sinon qu’il est plus qu’intéressant ? Kwaka n’aura pas la prétention d’affirmer avoir surpassé le maître. « Pas mieux », dit-on souvent lorsqu’on a fait aussi bien ou presque. Soulignons d’emblée que cette nouvelle version du Marteau impressionne par ses couleurs et son relief, ainsi que par la foi en la valeur de l’œuvre que véhiculent les interprètes. Le climat qui se dégage de cette exégèse est presque lyrique, reflétant en cela l’orientation suivie par Boulez dans sa propre discographie : à la dureté incisive des attaques et aux tempi fougueux qui caractérisent le premier enregistrement de l’œuvre que nous a légué le compositeur, ont fait progressivement place un « polissage » des arrêtes et un étirement du tempo (alors que, dans l’enregistrement boulézien de 1956, l’œuvre se déroulait en à peine plus de 30 minutes, dans celui de 2005 il lui en faut près de 39 pour s’accomplir). L’interprétation de Kawka se rapproche de l’avant-dernière version de Boulez : environ 37 minutes au compteur. 

Quelques ombres au tableau tout de même -car on ne s’attaque pas au Marteau sans casser des œufs. Très généreuse, la prise de son pèche par un excès de relief : particulièrement attentive à la résonance des instruments, elle parait épaissir quelque peu la pâte sonore, diffracter les timbres, ce qui nuit légèrement à la transparence des phrasés, essentielle dans une œuvre pointilliste comme celle-ci. Drapé dans le satin des coloris instrumentaux qui s’entremêlent, ce Marteau ne ricoche pas tant sur l’enclume qu’il projette des gouttelettes dans des eaux calmes pour en brouiller joliment les miroirs. La flûte est « venteuse » au point d’être assez peu sonore, mais Boulez ne l’associait-elle pas à la voix par le souffle ? Quant à Salomé Haller, son intonation est parfois hésitante et sa voix un peu dure dans les aigus. La diction, en revanche, est particulièrement soignée. 

Si cette version du Marteau demeure, en fin de compte, assez séduisante, la perle de ce disque, qui lui vaut notre joker, est ailleurs : elle brille de mille feux dans l’œuvre de Philippe Manoury, B-Partita - in memoriam Pierre Boulez. 

Commande d’état, à l’origine de laquelle se trouve Jean-Philippe Wurtz (qui la destinait à son Ensemble Linea), B-Partita prend racine dans une œuvre antérieure, dont elle constitue une « extension » -un peu à la manière des Sequenze et des Chemins de Berio. La Partita II, pour violon et dispositif électronique, composée en 2012, en constitue en effet le noyau. Comme l’explique Manoury, « la partie de violon ainsi que l’électronique de la Partita II sont pratiquement inchangées tandis que l’ensemble instrumental glisse ses commentaires et contrepoints dans les interstices laissés ouverts entre les diverses séquences de la partition d’origine ». L’œuvre originelle durait 17 minutes ; la durée de son « double » atteint près d’une demi-heure. 

Manoury, on le sait, est considéré comme le pionnier de l’électronique live. Dans la Partita II, des passages pré-enregistrés dans le solo instrumental sont reconnus, en temps réel, par l’ordinateur qui, à son tour, active une réponse complémentaire, que le violon vient ensuite commenter, contrepointer, puis modifier. Le soliste est donc l’origine et l’ordonnateur de toute la musique électronique qui l’environne. Le hasard -mais un hasard contrôlé, également cher à Boulez- s’insinue de la sorte dans le déploiement de l’œuvre. À la fin de la pièce, le violon reste seul avec ce que le compositeur appelle une « toupie sonore », qu’il fait tourner dans l’espace, « à la manière d’un prestidigitateur qui jonglerait avec des éléments en suspension dans l’air libre ». Ce processus se retrouve, inchangé, dans B-Partita, si ce n’est que le violon virtuose s’y oppose à un ensemble instrumental dont la texture, très riche, prend des accents quasiment symphoniques. À l’instar du soliste qui répond au dispositif électronique après l’avoir stimulé, certains traitements instrumentaux découlent des sonorités de synthèse. Cet alliage entre le soliste, l’électronique et l’ensemble, conçu comme une somme d’individualités, engendre une polyphonie, un contrepoint et un tissu discursif interactif bouillonnants. 

Le décès de Pierre Boulez survint alors que Manoury planchait sur cette version dérivée de sa Partita II. Celui qui fut l’un des plus proches disciples de Boulez, avec lequel il travailla à l’IRCAM dès 1981, décida aussitôt de dédier son œuvre à l’auteur du Marteau sans maître. Se souvenant d’…explosante fixe…, composée par Boulez en hommage à Stravinsky, dans laquelle se détache un instant un mi bémol (« Es » en allemand) évoquant la première lettre du patronyme de l’auteur du Sacre du printemps, Manoury conclut son œuvre, en guise de clin d’œil, sur un si bémol (traduit par la lettre « B » en allemand), qui ne figurait pas à l’origine dans la Partita II. L’intitulé de l’œuvre nouvelle, B-Partita, s’impose alors au compositeur comme une évidence. La pièce fut créée le 16 juin 2016 au centre Beaubourg par l’Ensemble Linea et la violoniste Hae-Sun Kang, sous la houlette de Jean-Philippe Wurtz. 

S’il est une chose que Manoury affectionne par-dessus tout et réalise ici à merveille, c’est de créer des textures inouïes en faisant jouer les musiciens individuellement dans des ensembles. Dans B-Partita, le violon navigue entre ces couches sonores indépendantes se déroulant simultanément, dans des tempi différents. Pierre Gervasoni écrit à juste titre, dans Le Monde, qu’on ne pense guère à Boulez à l’écoute de cette œuvre ; il y entend plutôt la voix de Stockhausen. Ces superpositions de strates, qui convergent par endroits en de faux unissons évoluant à des rythmes « pendulaires » différents, nous font davantage songer au Concerto de chambre ou aux métronomes de Ligeti. Mais à quoi bon s’astreindre à de tels rapprochements dans le cas de Philippe Manoury, qui n’a parfaitement assimilé les leçons de ses prédécesseurs que pour les fondre dans un style éminemment personnel ? 

Ce qui est certain -et particulièrement heureux- c’est que B-Partita ne se contente pas de mettre en lumière le goût de son auteur pour la complexité, mais souligne surtout l’insatiable curiosité de cet explorateur de la sonorité, l’inépuisable fourmillement de son imagination et sa maîtrise absolue de la tension dialectique, qui en font l’un des compositeurs les plus talentueux et fascinants de sa génération. On a pu dire, non sans raison, que Manoury a réalisé la synthèse entre le sérialisme pointilliste et le contrôle des masses sonores. B-Partita en est témoin. Au regard du Marteau sans maître, à propos duquel Dominique Jameux (autre grand boulézien devant l’Eternel) écrivait déjà, il y a plus de trente ans, qu’il avait pris quelques rides, Manoury fait souffler dans cette œuvre postsérielle d’une grande expressivité un vent de fraîcheur et de renouveau revigorant. En l’occurrence, la prise de son généreuse sert admirablement la partition qui, nous l’avons dit, est d’un autre style que celle de Boulez. La ferveur des interprètes, conjuguée à leur travail d’orfèvres, contribue grandement au plaisir éprouvé à l’écoute de cette œuvre riche, qui se renouvelle et s’intensifie à chaque nouvelle audition. 

Qu’il nous soit permis, pour terminer, de dire quelques mots du livret qui accompagne ce disque. Les textes de René Char n’y figurent pas, ce qui est regrettable. Quant aux notes consacrées au Marteau, dues à Pascal Decroupet et à Laurent Bayle -deux très grands connaisseurs de l’œuvre de Boulez- elles sont aussi éclairantes que malheureusement succinctes. Il en va de même des quelques lignes de Philippe Manoury ; les notes de programme du concert du 16 juin 2016 auraient gagné à être reprises in extenso en marge de l’enregistrement. 

Son : 8 - Livret : 7 – Répertoire : 10 - Interprétation : 8 (Marteau), 10 (B-Partita) 

Olivier Vrins

 

 

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