Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre et sa nouvelle version du Cadmus et Hermione de Lully : une grande réussite

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Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Cadmus et Hermione, tragédie en musique en un prologue et cinq actes. Thomas Dolié (Cadmus), Adèle Charvet (Hermione), Eva Zaïcik (Charite, Melisse), Lisandro Abadie (Arbas, Pan), Virgile Ancely (Draco, Mars) et neuf autres solistes ; Ensemble Aedes (Mathieu Romano, chef de chœur) ; Orchestre du Poème Harmonique, direction Vincent Dumestre. 2019. Notice en français, en anglais et en allemand. Livret complet avec traduction anglaise. 122.20. Un album de deux CD Château de Versailles CVS037.  

A la mi-avril 1673, dans la salle parisienne du Jeu de Paume, rue de Vaugirard, la première tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lully est créée avec succès sur un livret du poète, auteur dramatique et librettiste Philippe Quinault (1635-1688) avec lequel le compositeur va collaborer pour plus d’une dizaine de partitions d’opéras dans les années qui vont suivre. Comme l’écrit Jérôme de La Gorce dans la biographie qu’il consacre à Lully (Fayard, 2002, p. 581 et sv.), il s’agit d’offrir à la cour un nouveau type de divertissement et aussi de séduire les bourgeois de la capitale attirés par les machineries : les tragédies en musique étaient en outre des spectacles ambitieux, où il importait de satisfaire à la fois l’esprit, l’ouïe et la vue. Le public va être servi ! Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide, souvent fréquentées à l’époque et gages de qualité quant à leur provenance. Quinault est par ailleurs un habile manieur de récitatifs et il sait construire une intrigue. Il adopte une langue qui, tout en demeurant élégante, sait être concise et précise et il n’a pas son pareil pour dépeindre le monde délicat des sentiments. De plus, il a le sens du drame et de la couleur, qualités qu’il partage avec Lully. En 2008, Vincent Dumestre et son Poème Harmonique avaient déjà tenté l’aventure de Cadmus et Hermione à l’Opéra-Comique, avec André Morsch et Claire Lefilliâtre dans les deux rôles principaux. Un DVD était ensuite paru chez Alpha Classics, laissant un témoignage intéressant mais inégal, aujourd’hui totalement supplanté par ce nouvel enregistrement, même si, cette fois, l’aspect visuel n’est pas présent.

L’action se résume assez facilement. En Grèce, où il s’est arrêté au cours d’un voyage, le Prince égyptien Cadmus s’éprend d’Hermione, la fille de Mars. Mais la jeune femme est convoitée par un roi local, le géant Draco, soutenu par Mars. Pour conquérir sa belle, Cadmus devra affronter des épreuves : combattre le redoutable dragon, puis affronter le Géant et ses troupes qui finiront pétrifiés. Les deux amoureux seront en fin de compte unis par les dieux et tout se terminera par une grande fête. Avant cette heureux épilogue, Cadmus aura dû triompher de maintes péripéties, notamment l’épisode au cours duquel il récolte puis sème les dents du dragon, qui se transforment en soldats belliqueux ; ceux-ci finiront par s’entretuer.  Hermione sera par ailleurs enlevée par Junon et il faudra l’intervention de Jupiter pour que tout rentre dans l’ordre. Des personnages multiples agrémentent l’action, parfois sur un mode comique tel Arbas, le compagnon de Cadmus, audacieux pour conter fleurette à Charite, suivante d’Hermione, mais peu courageux face au dragon, ou la vieille nourrice dont le même Arbas doit repousser les avances… A travers cette trame mythologique tarabiscotée, Lully magnifie le culte de la gloire victorieuse à travers son héros Cadmus. Cette gloire, c’est bien sûr celle de Louis XIV dont, après une ouverture à la française, un Prologue impressionnant de majesté célèbre la grandeur. Le Soleil y est traité avec fastes. Un python émerge d’une caverne pour troubler les réjouissances : il sera chassé par la lumière aveuglante du Soleil. Louis XIV assista à la représentation du 27 avril 1673. Il en sortit ravi, au point de concéder à Lully l’occupation de la salle de spectacles du Palais-Royal, succédant ainsi à Molière disparu peu de temps auparavant.

Dans les cinq actes de l’opéra, dont le jaillissement de la musique est permanent, le ballet de cour est encore présent et les airs de danses demeurent liés à des pages vocales. Pour les décors, Lully avait fait appel à Carlo Vigarani (1637-1713), l’intendant des « machines et des menus-plaisirs » du souverain, qui avait déjà participé aux comédies-ballets. Un choix incontournable qui porta ses fruits. Le tout donne un vaste tableau allégorique pour flatter le souverain, mais aussi un drame bien conçu dont l’unité est réelle, avec un contexte généreux et contrasté qui s’inspire d’Ovide, mais auquel Quinault a apporté quelques éléments de son cru. De son côté, Lully utilise l’orchestre avec une finesse et une ardeur qui savent être décoratives : il dépeint et cisèle la nature ou les animaux quand il le faut et nourrit les actions guerrières d’accents triomphaux, tout en faisant appel au merveilleux ou au surnaturel et en écrivant des airs charmants qui servent le texte avec intelligence et en soulignent toutes les nuances. Le meilleur exemple en est sans doute les célèbres adieux de Cadmus à Hermione à la scène 4 de l’Acte II. Si l’admirable échange entre les deux amoureux touche autant, c’est parce que l’émotion musicale épouse le texte avec une alternance d’airs et de récitatifs poignants. Comment ne pas être ébranlé lorsqu’Hermione déclare à Cadmus qui risque la mort : Il doit être bien doux de vivre,/Lorsqu’on aime et qu’on est aimé ? L’essence même de toute existence est inscrit dans ces quelques mots.  

Dans leur rôle-titre respectif, Thomas Dolié et Adèle Charvet, voix complémentaires, transforment cet échange en un moment d’anthologie. Ces adieux à fleur d’âme sont déchirants, mais aussi tendres et caressants. Dans le personnage de Cadmus, Thomas Dolié s’impose avec éloquence et présence ; quant à Adèle Charvet, force et fragilité, mais aussi sensibilité vibrante, elle est une Hermione idéale. Juste après les adieux, dans le même acte II, son air Amour, voy quels maux tu nous fais est bouleversant. Chaque intervention de ces deux artistes est un vrai moment de bonheur. Dans une distribution équilibrée, au style adéquat et juste, chacun est bien à sa place, qu’il s’agisse d’Eva Zaïcik, que nous retrouvons souvent depuis son deuxième prix au Concours Reine Elisabeth de chant 2018 et dont le parcours est depuis lors rayonnant, de Lisandro Abadie, de Virgile Ancely ou de Nicholas Scott et de tous les autres dont la liste est trop longue à énumérer, mais que nous unirons dans les mêmes éloges. Tous contribuent à la grande réussite d’un plateau vocal homogène.

Homogènes, les chœurs de l’Ensemble Aedes, fondé en 2005, le sont tout autant. Dès le Prologue, leur participation est exemplaire de cohésion. Pour ajouter de la perfection à la perfection, il fallait des instrumentistes en état de grâce. Ils le sont, animés par un Vincent Dumestre à la direction millimétrée, qui galvanise un formidable travail collectif qui se traduit par un album d’un raffinement des plus séduisants, auquel on ne peut pas résister. Enregistré du 25 au 28 novembre 2019 à l’Opéra Royal du Château de Versailles, ce Cadmus et Hermione est à placer au premier rang des références lullystes. Les 250 ans de l’Opéra Royal, célébrés en cette année 2020, sont ainsi honorés on ne peut plus dignement.

Son : 10    Livret : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10 

Jean Lacroix         

 

   

 

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