Le Quatuor Ébène illumine les nuits de Dutilleux et de Schönberg

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Henri Dutilleux (1916-2013) : Ainsi la Nuit, pour quatuor à cordes – Raphaël Merlin (né en 1982) : Night Bridge, poème nocturne pour sextuor à cordes – Arnold Schönberg (1874-1951) : La Nuit transfigurée, pour sextuor à cordes. Quatuor Ébène ; Antoine Tamestit, alto ; Nicolas Altstaedt, violoncelle. 2020. 69’51. Livret en français, en anglais et en allemand. 1 CD Erato 190296641886.

Les projets du Quatuor Ébène se suivent, et ne se ressemblent pas, mais ils ont toujours comme point commun de susciter la curiosité, puis l’intérêt, et enfin l’enthousiasme. 

Dans cet album, placé sous le thème de la nuit, ils réunissent les deux grands chefs-d’œuvre que sont le quatuor Ainsi la Nuit d’Henri Dutilleux et le sextuor La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg, reliés par Night Bridge, un « pont nocturne » écrit tout spécialement pour cette circonstance (transposable, bien évidemment, au concert) par leur violoncelliste Raphaël Merlin, d’après des standards de jazz qui font explicitement référence à la nuit (dont Round Midnight qui donne son titre à l’album). Voilà qui n’est pas vraiment banal !

Ce n’est pas une première pour lui, qui avait déjà composé, pour introduire l’Octuor de Schubert, une pièce pour la même formation, intitulée Passage éclair, qui avait, déjà, des accents jazz, ainsi qu’un hommage à Ravel, et plus précisément à sa Pavane pour une infante défunte. En écoutant le superbe enregistrement qu’en ont réalisé, pour Alpha, des instrumentistes français parmi les meilleurs du moment, l’on ressent la même sensibilité ambivalente, naviguant entre joie et inquiétude, que dans la musique de Schubert. Et quand celle-ci arrive, avec son accord caractéristique qu’avait repris Raphaël Merlin pour ouvrir sa propre pièce, nous sommes déjà dans l’état d’esprit, ou plutôt dans l’état de cœur, pour recevoir cet Octuor tellement unique.

Ici, le propos est encore plus osé et, sauf erreur, il n’y a aucun équivalent dans toute l’histoire de la musique, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’introduire, mais de faire le lien entre des chefs-d’œuvre de deux autres compositeurs, qui plus est écrits pour des formations différentes (quatuor et sextuor). Raphaël Merlin a choisi le sextuor. Sans doute pour le plaisir d’écrire pour des musiciens dont il connaît intimement les qualités musicales. Mais aussi car, s’il considère qu’il est exclu que sa pièce soit jouée isolément, il peut concevoir qu’elle précède le sextuor de Schönberg, sans nécessairement suivre le quatuor de Dutilleux.

Il explique, dans un texte de présentation plein d’humanité, de sensibilité, de culture, d’humour, en un mot : d’intelligence, comment cette pièce a vu le jour. Les aspects de la technique d’écriture sont passionnants, évoquant la structure du quatuor de Dutilleux, et convoquant au passage le film Parle avec elle de Pedro Almodóvar dont la musique utilise du Schönberg, en en respectant certains paramètres mais en donnant une part d’aléatoire à d’autres.

Il nous raconte également comment il a puisé dans sa culture du jazz (il en joue, et fort bien, au piano) quatre standards, dont les titres (à défaut du véritable sujet) évoquent la nuit, pour, à l’aide de « palimpseste, réminiscences, ruptures, allusions, échos, développements, improvisations écrites, brouillage, polissage, étirements ou contraction… », sans compter quelques modes de jeu plus ou moins académiques, en tirer ce « poème nocturne » en 11 parties d’une vingtaine de minutes. Il s’apprécie d’autant mieux que l’on a bien le matériau d’origine dans les oreilles (les morceaux concernés, avec leurs interprétations, sont précisément cités dans le texte, et faciles à trouver sur les plateformes habituelles), même si les thèmes ne sont pas toujours immédiatement reconnaissables.

Comme dans Passage éclair, Raphaël Merlin rend hommage à Ravel, ici avec, comme il se doit malgré le paradoxe du titre, le féerique Lever du jour de Daphnis et Chloé, qu’il utilise pour préparer La Nuit transfigurée. L’effet est saisissant.

Mais avant cela, le Quatuor Ébène nous propose donc l’unique quatuor de Dutilleux, qui n’a publié que des œuvres longuement mûries et qu’il estimait vraiment abouties. Pour Ainsi la nuit, c’était il y a déjà presque un demi-siècle, et le succès fut immédiat, puisqu’il a été bissé à sa création, ce qui est extrêmement rare pour une œuvre du XXe siècle de cette envergure. D’autant qu’elle ne faisait alors aucune concession à la modernité, à une époque où l’on ne craignait pas d’être beaucoup plus radical que de nos jours. 

Depuis, et même si les compositeurs actuels les plus en vue sont revenus à des langages plus accessibles, il est devenu et reste un classique, souvent programmé, et enregistré déjà une vingtaine de fois (dont près de la moitié avec les deux « tubes » que sont les quatuors de Debussy et de Ravel, ce qui montre bien à quel niveau de considération les interprètes le placent). 

Il est du reste très intéressant d’observer les différents couplages choisis pour l’accompagner. Outre Ligeti et son Premier Quatuor « Métamorphoses nocturnes », pour d’évidentes raisons liées au titre, on y trouve les noms de Berg, Dusapin, Janáček, Nancarrow, Rappaz, Adès et Bartók. Ainsi que Schönberg, car l’association avec sa Nuit transfigurée avait déjà été réalisée, en 2005, par le Quatuor Rosamonde (avec Antoine Tamestit à l’alto, qui récidive donc, et Jérôme Pernoo au violoncelle). Mais l’ordre était inversé, et entre La Nuit transfigurée et Ainsi la nuit, il y avait les Métamorphoses nocturnes.

Le Quatuor Ébène en donne une lecture tout simplement stupéfiante sur le plan technique. Quand on suit avec la partition, on est sidéré de tant de lisibilité. Ils trouvent des sonorités tellement étonnantes que l’on en vient à se demander si, réellement, ils ne disposent que d’instruments à cordes... Pourtant Dutilleux ne demande rien de révolutionnaire sur ce plan. Mais ils vont tellement jusqu'au bout des possibilités instrumentales, que ce soit pour les places et les vitesses d’archet, les résonances, en particulier des pizz, les variations de vibrato, etc., qu’ils en arrivent à créer des univers qui paraissent totalement inédits. 

Leur monde nocturne fait penser à celui de certains photographes (comme Brassaï) ou cinéastes (comme Marcel Carné) qui pratiquent le noir et blanc avec un savant éclairage artificiel. Nous ne sommes pas dans une nuit mystérieuse, hors du temps, où nous sommes spectateurs et où ce qui reste vivant nous échappe, mais dans un moment où nous sommes pleinement engagés et où tout ce que nous ressentons est exacerbé, halluciné, enivré.

Après Night Bridge, nous retrouvons ces sensations que l’on est bien tenté de qualifier d’expressionnistes, avec La Nuit transfigurée. Certains auront sans doute du mal, et pourront le regretter, à imaginer, à l’écoute de cette interprétation, l’histoire qui inspire l’œuvre (un couple amoureux se promène dans la nuit ; la femme avoue qu’elle est enceinte d’un autre, et l’homme promet que cet enfant sera le sien ; leur bonheur transfigure la nuit.) D’autres considéreront que ce n’est là qu’un prétexte à fouiller dans des émotions profondes, intenses, changeantes, et que le Quatuor Ébène nous propose indéniablement ce voyage.

Et tous seront d’accord pour admirer la sensualité, le chatoiement, l’équilibre des voix, le relief, les contrastes, l’homogénéité des attaques, la plénitude (cette justesse, née d’une conscience harmonique supérieure, qui caractérise le Quatuor Ébène et qui ne cesse de nous éblouir)... Les artistes accomplis que sont Antoine Tamestit et Nicolas Altstaedt se fondent dans cette ivresse sonore avec un engagement sans faille. C’est ébouriffant.

Ce n’est d'ailleurs peut-être pas à la peinture de Schönberg lui-même (qu’il a pratiquée en amateur, certes, mais avec grand sérieux, et de façon tout aussi autodidacte que la musique) que cette interprétation fait penser, mais plutôt à celle de son ami Vassily Kandinsky, avec ses couleurs vives, la virtuosité de ses formes géométriques, et surtout l’incroyable liberté dont il dispose pour le moindre geste. Cette Nuit transfigurée nous tient en haleine, suffocants, et conclut un voyage dans la nuit qui nous aura fait passer par tous les noirs et blancs... et par tout ce qu’ils permettent.

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive 

 

 

 

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