Le Quatuor Parker colore Dvořák à la lumière de Kurtág

par

György Kurtág (né en 1926) : Six moments musicaux, Op. 44 ; Officium breve, Op. 28. Anton Dvořák (1841-1904) : Quintette à cordes N° 3. Quatuor Parker; Kim Kashkashian, alto (Dvořák). 2018. 63’14. Livret en anglais et en allemand. ECM 2649.

György Kurtág nous a donné quatre ouvrages pour deux violons, alto et violoncelle. Son catalogue édité commence précisément par un Quatuor à cordes : son Opus 1, donc, de 1959. En six mouvements relativement courts et enchaînés, il est manifestement, tant dans la forme que dans le fond, un hommage à Anton Webern, sans doute le compositeur auquel on pense le plus souvent quand on écoute la musique de Kurtág, tant ils ont tous deux la même volonté d’une éloquence maximale en un temps minimal. En 1977, ainsi que pour les deux suivants, Kurtág abandonne le titre de « Quatuor à cordes », et publie son Opus 13,  Douze microludes. Il s’agit d’un cycle de douze miniatures, d’une durée totale d’une dizaine de minutes, construites sur un même matériau mais extrêmement différenciées, tel un catalogue expressif qui irait d’une sérénité quasi silencieuse à l’agitation la plus dramatique.

Les deux derniers « Quatuors à cordes » de Kurtág sont précisément ceux qui sont enregistrés ici. En 1988, l’Officium breve, Opus 28, à nouveau de très courtes pièces de moins d’une minute en moyenne (cette fois au nombre de 15) et qui s’enchaînent. Le compositeur a expliqué ce titre, venu de la liturgie catholique, en parlant d'un « mini-requiem », tout comme l’avait fait Igor Stravinski, qualifiant de « pocket requiem » son ultime production, les Requiem Canticles. Rien de tel ici, puisque Kurtág a continué de composer : trente ans plus tard, en 2018, on donnait son premier opéra, écrit donc à 92 ans : Fin de partie. En espérant que ce titre ne soit pas prémonitoire en ce qui concerne l’homme György Kurtág...

Tout comme le quatuor précédent était un hommage à András Mihály, celui-ci est sous-titré « in memoriam Andreae Szervánsky » ; il s’agit de deux autres compositeurs hongrois, nés quelques années (respectivement 8 et 15) avant Kurtág. À noter que dans cet Officium breve, le souvenir de Webern est également très présent, ne serait-ce que par sa mention explicite dans les titres de trois de ses mouvements (et, symboliquement, par ce numéro de catalogue commun, l’Opus 28 de Webern étant son Quatuor à cordes). Pour Kurtág, cette dimension mémorielle envers des musiciens desquels il se sent redevable est en effet fondamentale, peut-être même sacrée. Et c’est aussi ce qui fait la profondeur et la beauté de sa musique, qui ne renie en rien ses racines (en particulier hongroises, se faisant, tout comme Ligeti, un héritier de Bartók), tout en ayant assimilé ce que lui ont apporté des rencontres décisives (Milhaud, Messiaen, Stockhausen).

Et enfin, le quatrième quatuor, Six moments musicaux, Opus 44, de 2005. Kurtág retrouve donc la forme de son Opus 1, et sensiblement la même durée (une quinzaine de minutes) mais ainsi que le suggère le titre, les mouvements sont cette fois séparés. Si ce titre est une référence à Schubert et à son cycle pour piano (D. 780), plusieurs mouvement sont, d’une façon ou d’une autre, des hommages à des artistes : les écrivains Samuel Beckett et Endre Ady dans le N° 2, le pianiste György Sebók dans le N° 4, le compositeur Olivier Messiaen et le chef d’orchestre David Shallon dans le N° 5, les compositeurs Ludwig van Beethoven et Leoš Janáček dans le N° 6. 

Bien que chaque pièce ait son propre paysage sonore, clairement différencié, il se dégage de chacun un sens aigu de la respiration, parfois haletante, voire angoissante, parfois sereine et apaisante. Le Quatuor Parker joue de ces ruptures avec une maîtrise supérieure, et tout comme dans l’Officium breve, les quatre musiciens y trouvent une palette de timbres d’une richesse et d’une variété admirables, en conservant d’un bout à l’autre un son lumineux qui rend pleinement justice à la grande humanité de la musique de Kurtág.

C’est avec ces Six moments musicaux que commence notre album, et avec l’Officium breve qu’il se termine. Et, entre les deux, un compositeur que l’on ne s’attendait pas à trouver en telle compagnie, surtout au milieu, et avec une autre formation instrumentale : Anton Dvořák, et son Quintette à cordes N° 3. Écrit dans la foulée de son célèbre Quatuor « américain », et parfois intitulé « indien » (à cette époque le compositeur a plusieurs fois rencontré des tribus d’Indiens qui venaient vendre des herbes médicinales, chanter et danser), s’il n’a pas la popularité de son prédécesseur, c’est sans doute parce que cette formation de quintette est moins répandue. Et peut-être aussi parce qu’il est plus intérieur, moins « folklorique » ? Il n’en est pas moins superbe.

Et puis, l’entendre surgir à la suite de Kurtág change nos repères sur Dvořák, en lui donnant un autre relief. Nous apprécions mieux sa recherche de timbres et la variété de son écriture. Nous avons moins la tentation d’en isoler les thèmes, en cherchant à savoir s’ils viennent de sa Bohême natale, des spirituals des Noirs ou des chants des Indiens. Nous comprenons qu’il s’agit là d’un matériau qui ne vaut pas en tant que tel, mais par son moyen d’exprimer autre chose. 

Et puis, il y a l’interprétation. Le Quatuor Parker y est incisif, n’hésitant pas à resserrer les rythmes pointés dans l’Allegro initial, donnant du mordant aux accents du Scherzo qui suit, et prenant le Finale dans un tempo plutôt raisonnable, mais avec une fougue intérieure, une précision dans les triolets répétés et un rien de souplesse rythmique qui lui donnent, comme à toute l’œuvre, une irrésistible énergie. Quant aux variations du Larghetto, en plus d’un lyrisme éperdu, quelle inventivité de la part des interprètes, répondant à merveille aux trouvailles, notamment rythmiques, du compositeur ! Voilà vraiment du grand art.

Pour ce Quintette, le Quatuor Parker a fait appel à l’une des plus éminentes altistes actuelles, désormais septuagénaire, qu’ils citent eux-mêmes comme l’un de leurs mentors les plus influents : Kim Kashkashian. Elle joue la partie de deuxième alto ; c’est donc elle qui, plusieurs fois, donne le la, en énonçant les cellules d’où jailliront les thèmes. Pour le reste, elle se fond parfaitement dans l’ensemble, apportant, quand il le faut, la puissance de sa sonorité incomparable. Mais attention, les passages d’alto les plus exposés, et notamment l’épisode central du Scherzo, en mineur, ainsi que tout le long thème principal du Larghetto (dont Dvořák pensait proposer la deuxième partie comme hymne américain, sans finalement donner suite), sont confiés au premier alto. C’est donc ici l’altiste du Quatuor Parker, Jessica Bodner, et sa poignante expression, qui nous transportent.

Un enregistrement particulièrement précieux, servi par des musiciens avec lesquels, après six albums consacrés successivement à Jeremy Gill, Augusta Read Thomas, Béla Bartók, György Ligeti, Felix Mendelssohn et Ludwig van Beethoven, il va falloir compter désormais, et qui nous permettent d’entendre deux ouvrages incomparables de l’un des plus grands compositeurs encore vivants, encadrant un chef-d'œuvre romantique que cet entourage nous dévoile dans son essence et sa modernité.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive 

 

 

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