L’enfer ? Lassus : anthologie sacrée, la terre vue du Ciel par la Cappella d’Amsterdam

par

INFERNO. Motets for six and eight voices. Roland De Lassus (1530-1594). Daniel Reuss, Cappella Amsterdam. 2019. Livret en français, anglais, allemand. Textes des chants en latin et traduction trilingue. 49’07. Harmonia Mundi HMM902650.

Héritée de l’Ancien Testament, de la mythologie grecque, la conception chrétienne de l’enfer s’origine dans les Évangiles, dans l’Apocalypse de Jean et les Apocryphes, se forge avec les Pères de l’Église, se réfléchit chez les théologiens scholastiques. On s’interroge sur la liste des péchés qui conduisent à la damnation, on imagine quel sort ils réservent aux dissolus. Soumis aux rudes conditions de vie médiévales, l’homme brigue meilleur avenir, veut savoir ce qui le menace après trépas, espère le salut. Au début du XIVe siècle, dans sa Divine Comédie, Dante Alighieri versifiera ce voyage vers les entrailles de la terre où la profondeur se proportionne au degré des fautes (voir la carte en entonnoir de Sandro Botticelli). Les scènes de Jugement Dernier au tympan des églises, l’iconographie de la torture par les démons et le bestiaire (cruellement détaillée dans les Apocalypses de Pierre et Paul) imposent une imagerie propre à effrayer le fidèle et l’inciter à la droiture.

Pendant le bas Moyen-Âge et au XVIe siècle, le thème de l’enfer abonde dans la peinture, la fresque, mais s’avère moins propice au répertoire musical, si ce n’est intégré sous forme de théâtre religieux (Mystère) ou allégorique (ainsi le Ordo Virtutum c. 1151 d’Hildegarde von Bingen). On se rappellera aussi le drame profane Favola di Orfeo (1480). Hormis ces représentations, le chant sacré de l’époque saurait-il se prêter à l’antre de Lucifer ? Quelle place dans la liturgie ? Parmi les rares œuvres vocales empruntées aux terribles visions dantesques : le madrigal Quivi Sospiri de Luzzasco Luzzaschi (1545-1607). Quand Vincenzo Galilei (1520-1591) voulut illustrer le terrible et infantivore trente-troisième Canto de l’Inferno,  Robert Erich Wolf se demandait (Le Baroque au Théâtre et la théâtralité baroque, 1967) : « Mais par quels moyens exprimer une telle horreur en polyphonie ? Impossible ! Faire chanter un tel texte par quatre ou cinq voix serait le dénaturer : l’horreur en ressortirait abstraite plutôt qu’immédiate. Pleinement conscient de la révolution qu’il opérait, Galilei rejeta la technique polyphonique traditionnelle de la Renaissance, parce que l’émotion y est comme filtrée à travers un crible d’abstraction ; il la remplaça par une technique monodique que nous nommons baroque et dans laquelle l’émotion est immédiate, directe, immanente. » L’avènement du dramma in musica permit ensuite « à la musique d’exprimer, pour la première fois de son histoire, certaines émotions tellement violentes que les cultures précédentes – celles de la Renaissance et de la Contre-Renaissance – les avaient exclues du vocabulaire de l’art ».

Vous excuserez ce préambule, mais il explique pourquoi et combien le titre Inferno de cet album dédié à Roland de Lassus est susceptible d’intriguer ! Selon la définition qu’on accorde au motet, le compositeur en écrivit entre trois et cinq cents. Pour autant, on ne voit guère (et le livret se garde d’expliciter) ce qui dans cette production pourrait constituer un plein programme (au demeurant assez court, moins de cinquante minutes) inspiré par l’enfer. Ou alors, de façon métaphorique, édulcorée, détournée : non une tératologie en carton-pâte à la Jérôme Bosch, mais un état de déréliction, de doute, d’aveuglement où nous plongent les tourments de la vie, l’inquiétude existentielle. Et c’est de cela dont il est d’abord question ici, un peu frauduleusement doit-on avouer au regard de la pochette aguicheuse ! Fuite du temps, vanité, versatilité, infortune nourrissent la mélancolie volontiers pessimiste des Omina Tempus habent et Vidi Calumnias (deux motets tirés de L’Ecclésiaste), du poème néolatin Audi tellus, et le O mors quam avera. On comprend mal le choix du certes magnifique Cum essem parvulus (Première épître aux Corinthiens) où Saint Paul évoque son passage à la maturité après l’enfance.

La supplication mêlée de détresse du Psaume 119 (Ad Dominum cum tribularer), premier des quinze « cantiques des degrés », et les versets 5-6 (« les liens de la mort m’avaient environné, et les torrents de la destruction m’avaient épouvanté ») du Psaume 17 (Circumdederunt me dolores) se relient plus directement à la thématique invoquée. De même pour le Libera me (librement adapté par le compositeur) et le Recordare Jesu Pie dérivés de la séquence grégorienne du Requiem, et le Deficiat in dolores vita mea qui aspire au repos « le jour de la tribulation ». Le disque se referme sur le Vide homo couronnant le cycle des Larmes de Saint Pierre, amertume du Christ en calvaire qui reproche à l’homme son ingratitude. Le génie de Lassus se distingua et fut admiré par l’étroite adaptation de son traitement musical au sens du mot, très finement travaillée. Le figuralisme atteint un raffinement suprême. Toutefois Media vita in morte sumus (que l’on entend ici précédé de l’antienne primitive, par l’équipe masculine) reflète une industrie plus archaïque.

Daniel Reuss a opté pour une approche sans appoint instrumental, où les parties (majoritairement à six voix) sont doublées à deux chanteurs. L’appariement trace d’un seul trait, cette distribution n’empêche pas la délinéation d’un contrepoint léger et aérien, où les basses restent véloces, et dont les sibilations brillent comme des glacis.  La pâte croustille, extrude un fascinant feuilletage où les rapports dynamiques se structurent dans un constant souci de transparence. L’acoustique de la Waalse Kerk allie clarté de perspective et une délicate réverbération qui procurent un exemplaire équilibre où ne manquerait qu’un brin de présence. La conduite est allante, impeccablement rythmée, pour une trame lisible qui fait rayonner l’intelligence des paroles. Pour situer ce style limpide et immaculé, comparez par exemple le Cum essem parvulus avec le responsorial plus naïf et scolaire de l’ensemble Pomerium (Old Hall Recordings) ou celui, plus solistique et bigarré, de Odhecaton (Musique en Wallonie). Sauf si vous préférez des textures plus grasses, des strates moins diaphanes, une éloquence plus ouvertement caractérisée, on ne voit pas quoi reprocher à cette prestation calligraphique de la Cappella d’Amsterdam. Leur enfer est pavé des meilleures attentions, leurs pures voix d’anges sont celles d’un paradis.

Pour écouter cet album : https://lnk.to/Cappella-Amsterdam

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret :  9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

 

 

 

 

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