Lohengrin à Stuttgart, vu par le prisme politique d’Arpad Schilling

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Richard Wagner (1813-1886) : Lohengrin, opéra en trois actes. Michael König (Lohengrin), Simone Schneider (Elsa), Goran Juric (Heinrich), Martin Gantner (Telramund), Okka von der Damerau (Ortrud), Shigeo Ishino (Le Héraut) ; Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Stuttgart, direction Cornelius Meister. 2018. Notice en anglais, en français et en allemand. Pas de texte du livret. Sous-titres en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en coréen et en japonais. 223.00. Deux DVD BelAir BAC175. Disponible aussi en Blu Ray.

Après son Rigoletto de Munich en 2012, Arpad Schilling est de retour pour une mise en scène d’opéra. Ce comédien hongrois (°1974) a créé la compagnie Krétakör avec laquelle il a connu en 1998 un succès international, notamment à Paris et à Avignon, en montant Baal de Bertolt Brecht. On l’a ensuite retrouvé à Berlin, à Milan ou à Vienne, où ses mises en scène, comme celle de La Mouette de Tchekhov, ont été acclamées. Arpad Schilling figure aujourd’hui sur une liste noire de deux mille personnalités considérées comme « potentiellement dangereuses » par le gouvernement de Viktor Orban. L’expérimentation artistique de Schilling, basée sur la pédagogie et le développement social, destiné notamment à promouvoir les petites communautés, est mal vue par le régime actuel de la Hongrie, obligeant le créateur à réaliser la plupart de ses projets hors de son pays. 

Lohengrin, mis en scène à Stuttgart en octobre 2018, s’inscrit dans la ligne défendue par Schilling. Il s’en explique dans une conversation avec Miron Hakenbeck, extraite du programme de la production et reproduite dans le livret. A la question qui lui est posée de savoir si une communauté à la croisée des chemins qui se voit sortir de l’indécision par un sauveur charismatique est une utopie, Schilling répond : Je viens d’un pays où un homme seul s’est approprié le rôle de meneur il y a maintenant huit ans, et de plus en plus de gens croient tout ce qu’il dit, comme s’il s’agissait du Messie. Je suis assez sceptique à l’égard des changements effectués par ce genre de chef, et même je les crains. Ils sont prescriptifs et manipulateurs. Ils ne sont pas impulsés par le peuple, ni dictés par son besoin. Cette remarque, liée à une actualité que Schilling vit dans sa créativité artistique, a visiblement animé sa conception de l’opéra de Wagner, dans laquelle on découvre non seulement un message à portée humaine, mais aussi philosophico-politique.

Hélas, de la coupe aux lèvres, il y a du chemin. La vision que Schilling propose se révèle d’une austérité redoutable. Dans un espace des plus réduits, sur fond noir et blanc, les mouvements de la foule, qui semble sortie tout droit d’une entreprise industrielle moderne et porte des vêtements banals et de teinte sombre dans le premier acte (ils seront colorés dans l’acte III sans que l’on saisisse très bien pourquoi, mais seront tout aussi peu avenants), ont lieu dans un grand cercle tracé au milieu de la scène. Ce cercle va délimiter les actions : l’arrivée de Lohengrin, le jugement de Dieu, ainsi que la chambre nuptiale symbolisée par un lit ajouté dans le même espace. Lohengrin apparaît comme un anti-héros, qui sort de la foule et y retournera, en abandonnant une Elsa égarée, couteau à la main, face à une masse populaire dont on ignore comment elle la traitera. Pour accentuer cette impression aride, on subit un décor inexistant, des cygnes symboliques représentés par des gadgets (parfois en peluche ?) qui ressemblent à des jouets, jusqu’à cette scène de l’acte II, étonnante pour ne pas dire ridicule, où des vestes dont on a retourné la doublure bleue sont disséminées sur les pourtours du cercle pour évoquer ce qui pourrait être une rivière. De surnaturel, il n’est bien entendu question à aucun moment. On assiste à tout cela et à bien d’autres pauvres pseudo-idées d’un œil navré, car, au-delà des vilains costumes modernes, dus à Tina Kloempken, les accessoires sont tout aussi rares et les lumières sont fades, même quand un peu de couleur montre une velléité de les animer un peu. On s’accroche cependant pour assimiler le message que Schilling, dont on approuve a priori le combat social, veut faire passer. On devine vaguement que cette foule prolétaire, moteur de l’action, rejoint les idées de base qui sont celles du metteur en scène, comme il le dit ailleurs dans l’entretien auquel nous avons fait allusion : la valeur accordée à l’individu, le respect des différences, le soin apporté aux autres. Mais nous avouons ne pas avoir bien assimilé la portée de l’intention.  

On ne sort pas heureux de cette vision crue et dure, qui se révèle pessimiste et dont le contenu existentiel apparaît flou. Et la musique dans tout cela ? Elle est bien portée par les chœurs vaillants et l’orchestre opulent et bien cuivré de Stuttgart, que Cornelius Meister mène avec une belle science des contrastes, dans un tempo qui prend son temps, avec une recherche de nuances qui combinent l’élégance à la grandeur. On se console avec des moments où l’orchestration est mise en valeur de façon presque charnelle. Le plateau vocal, de son côté, s’en tire avec honneur. Il faut dire que le son est très présent et sert les voix comme il se doit. Lohengrin est incarné par Michael König. Malgré quelques émissions nasales un peu trop audibles, il donne de la présence au personnage. Face à lui, l’Elsa de Simone Schneider séduit par une voix justement timbrée et un éventail d’émotions que l’on partage. Heinrich permet à Goran Juric de camper un rôle qui en impose, alors que le Telramund de Martin Gantner nous convainc tout à fait grâce à ses aigus efficaces. On apprécie aussi la qualité de présence d’Okka von der Damerau en Ortrud, tout comme Shigeo Ishino, insolite et valeureux Héraut. Les autres protagonistes sont à la hauteur de leur tâche. 

Face à ce projet, on peut avoir deux attitudes : on adhère à la conception épurée jusqu’à l’excès de Schilling et l’on tente de découvrir le message contemporain qui sous-tend sa mise en scène. Il faut alors pouvoir le dégager de sa réflexion et de son vécu quant au pouvoir. Ou bien on abandonne le brassage des idées cérébrales, comme nous l’avons fait, pour se centrer sur la beauté de la musique et son rendu de qualité, la satisfaction globale quant aux prises de vue, la partie vocale et un jeu scénique qui va jusqu’au dépouillement, tout en dévoilant des mouvements de foule qui sont bien conduits. Chacun se fera son idée personnelle de cette réalisation singulière. On pourra aller voir pour comparaison, toujours en DVD, du côté du Bayreuth de 2018, avec Piotr Beczala et Anja Harteros dirigés par Christian Thielemann (DG), ou la transposition de l’action dans le quotidien à Munich en 2009, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros à nouveau, Kent Nagano étant à la baguette (Decca).

En ce qui nous concerne, attaché au côté surnaturel qui nous paraît fondamental, et au risque d’être taxé de passéisme, nous avons revisité Bayreuth en 1982 avec Siegfried Vogel, Peter Hoffmann ou Karan Armstrong (sublime Elsa), avec Woldemar Nelsson au pupitre de direction (DVD EuroArts). Tout y est somptueux (les costumes !) et la mise en scène de Götz Friedrich a aussi sa part de portée politique en termes de confrontation entre la société et l’individu. Ce témoignage vidéographique d’un autre temps est baigné d’une lumière spectaculaire, qui symbolise le cygne et sert, selon nous, le propos d’une manière bien plus éloquente. 

Note globale : 7, 5

Jean Lacroix 

 

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