L’ultime concert de Mariss Jansons, au Carnegie Hall

par

Richard Strauss (1864-1949) : Vier symphonische Zwischenspiele aus Intermezzo, opus 72.  Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonie n°4 en mi mineur, opus 98. Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, Mariss Jansons . 2019. Livret en anglais et allemand. 72’20. BR Klassik 900192

La postérité retiendra le 8 novembre 2019 comme la date de l’ultime concert de Mariss Jansons, hospitalisé le lendemain, et disparu trois semaines plus tard à Saint-Pétersbourg. C’est un tel moment que documente ce CD, capté au Carnegie Hall, avec l’orchestre bavarois qu’il dirigeait depuis seize années. En l’honneur, la notice retrace la carrière du maestro, sans dire mot des œuvres. Le programme se consacrait au (post)romantisme germanique. Les Vier letzte Lieder furent joués ce soir-là, mais ne figurent pas sur cet album. Au-delà de la légitime émotion que soulèvent rétrospectivement ces instants, on regrette d’avouer qu’ils ne laissent pas un souvenir à la hauteur de l’événement ; falot point d’orgue d’une émérite carrière.

Les extraits symphoniques de l’opéra Intermezzo, déjà gravés par Neeme Järvi à Detroit (Chandos), André Previn à Vienne (DG), Jeffrey Tate à Rotterdam (Emi), ou le jeune Manfred Honeck à Bamberg (Berlin Classics), fournissent la partie la plus convaincante. Quoique l’approche se montre partiale : à la fois épurée et déliquescente, évacuant le charme cossu au profit d’un décor plus humble. Reisefieber und Walzerszene bien articulé, mais en pilotage automatique. Traümerei am Kamin casanier et vide, dénué de métaphysique. Les cocasseries de Am Spieltisch, édulcorées. L’entrain de Fröhlicher Beschluss semble extérieurement fabriqué. Le simplisme compassé du ton nous renvoie au vestige d’un style Biedermeier en marcescence.

La parure semble se faner aussi dans cette interprétation de la Symphonie no 4, d’un chaste hiératisme, entre stèle et vestale. Le chef letton l’avait précédemment enregistrée dans le cadre de ses deux intégrales Brahms : avec sa Philharmonie d’Oslo chez Simax (1999), décantée et énergique, et avec ses pupitres bavarois en leur fief munichois (BR Klassik, 2012). Face à ces réussites, la présente lecture new-yorkaise fait pâle figure, d’autant que la prise de son plate, sèche et terne n’arrange rien. On doit subir un volume timide, sans relief. On a rarement entendu Allegro non troppo si prostré, si mélancolique, étirant des phrasés au bord de la cachexie. La langueur n’est pas seule en cause : on connaît des alternatives aussi lentes (voire davantage : Sergiu Celibidache à Munich, Emi 1991) mais plus habitées. Par exemple, celle de Carlo Maria Giulini (avec le Philharmonia, Emi 1968) partage quasi exactement la même mensuration (13’16, et proportions internes similaires) mais mieux dramatisée. Ici, les césures reprennent haleine comme autant de respirations arrachées au grabat. On ne perçoit d’autre relance que des bouffées de nostalgie jetant un regard désabusé. Les dynamiques sont aplanies, les saillies émoussées : la fanfare aux cors (1’39), les pizzicatti inaudibles (1’46), le ff des timbales, émacié (3’50). L’aspect vitreux et légatisé des cordes contribue aussi à ce lissage : le sforzando ramolli des archets (2’12), les alertes anapestiques (mesure 119, 3’32), gommées. La grammaire l’emporte sur la déclamation : la section en imitation en si bémol mineur (5’04), le développement du second thème (6’12), la Coda (11’50) peu expansive, même dans les trémolos de violons et altos (12’37).

Le cortège entre chiens et loups de l’Andante s’accommode mieux de la déambulation résiliente que laisse affleurer le maestro. On aura compris que l’Allegro giocoso ne trouve pas ici son incarnation la plus pétulante, tant la liesse s’acquitte sans conviction. L’energico du Finale invite l’orchestre à rassembler ses forces.  Mais le chapelet de cette passacaille lui devient chemin de croix, véhiculé sur un tempo placide, où la stase ne s'évite qu'au gré de quelques spasmes.  On déplore certains rapports déséquilibrés (bois en retrait dans la huitième variation en rythme pointé à 1’51 ; interjections de trombones aplaties dans les syncopes de la vingt-deuxième à 7’10), certaines textures dépareillées (cordes poisseuses dans les bariolages de la neuvième à 2’09, clarinettes et hautbois délités dans la quatorzième à 4’05). Le Développement (6’01) se montre à la fois réfréné et doloriste, quoique globalement le parcours reste strict : les triolets de croches de la vingt-et-unième variation résistent à l’emportement, la vingt-cinquième (7’49) s’avère puissante mais modère le raptus. Jusque dans la Coda (9’37), l’orchestre semble las, flaccide ; non par manque de virtuosité, mais parce qu’un ultime sursaut serait vain ? Les circonstances, dirait-on, imposent leur poids de fatalité à cette interprétation affaiblie qui se présente testamentaire à plus d’un titre. Le public, enthousiaste nonobstant, suscite un bis, incongru : la cinquième Danse hongroise, dont l’exécution plutôt vulgaire mérite d’être oubliée. Tapageuse épitaphe d’un disque décevant.

Heureusement subsistent bien d’autres témoignages (les Tchaïkovski et Prokofiev chez Chandos, l’intégrale Chostakovitch, le coffret Oslo Years chez Emi, le coffret Great Recordings chez Sony, la série amstellodamoise chez RCO live…) pour saluer dignement la mémoire d’un chef majeur de ces quatre dernières décennies.

Son : 6 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 6 (Brahms) 7 (Strauss)

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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