Martin Helmchen, Anna Prohaska, Christoph Eschenbach : on fête Weber à Berlin

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Carl Maria von Weber (1786-1826) : Le Maître des esprits, ouverture op. 27. Konzertstück pour piano et orchestre en fa mineur op. 79. Extraits du Freischütz, op. 77 : Ouverture, Airs « Einst traümte meiner sel’gen Base » et « Kommt ein schlanker Bursch gegangen ». Obéron : Ouverture. Martin Helmchen, piano ; Anna Prohaska, soprano ; Konzerthausorchester Berlin, direction Christoph Eschenbach. 2020/21. Notice en allemand et en anglais. Textes des airs vocaux en allemand avec traduction anglaise. 53.33. Alpha 744.

Ce CD célèbre un double anniversaire : en premier lieu, celui de l’inauguration du Konzerthaus de Berlin le 26 mai 1821. Détruit pendant la seconde guerre mondiale, le théâtre a rouvert ses portes en 1984. Ce bicentenaire concorde aussi avec l’année du Freischütz de Weber, qui a connu un triomphe lors de la première, berlinoise elle aussi, le 18 juin suivant. Une semaine plus tard, le Konzertstück pour piano et orchestre était créé à son tour. Le programme choisi est un hommage fervent et bien pensé pour honorer ce maître du romantisme, à travers un parcours qui s’étend de 1811 à 1826 et un panorama varié qui réunit de superbes pages orchestrales, concertantes et vocales. 

Le 8 mai 1804, Carl Maria von Weber est engagé comme Kapellmeister au Stadttheater de Breslau, où il va demeurer deux ans. Une période qui ne comptera pas parmi les meilleures de sa vie : intrigues diverses, difficultés avec la troupe de chanteurs en place et avec les instrumentistes, accueil réservé du public, accrochages avec les autorités administratives. Weber se laisse tenter par un livret écrit par un dramaturge local, Johann Gottlieb Rhode (1762-1827). Sur un thème tiré de vieilles légendes silésiennes, Rübezahl est centré sur l’histoire d’un esprit de la montagne qui défend les pauvres et s’attaque aux puissants. Mais Weber, pris par son travail, ne mènera pas le projet à bien : il n’en reste que des fragments. Sept ans plus tard, après avoir créé lui-même Abu Hassan à Munich, voyagé et donné une série de concerts en Suisse, il reprend le matériel abandonné de Rübezahl et en fait une œuvre à part entière, une page brillante par laquelle s’ouvre le présent CD. L’orchestration en est habile, avec des cordes et des vents qui se livrent à une progression dramatique avec des timbres séduisants et des couleurs marquées. Exécutée le 11 novembre 1811, l’ouverture rencontre un franc succès.  A la tête du Konzerthausorchester Berlin dont il est le chef depuis la saison 2019/20, Christoph Eschenbach (°1940), lui-même originaire de Breslau, en donne une version de panache, en particulier dans la partie au cours de laquelle cuivres et timbales s’en donnent à cœur joie, offrant aux vents l’écrin qu’ils vont exploiter avec verve.

Après cette festive introduction de programme, les mêmes interprètes offrent au Konzertstück pour piano et orchestre une joie communicative. Martin Helmchen (°1982) est au clavier. Il traduit cette ambiance avec retenue dans le Larghetto initial, avant de laisser s’épanouir une sonorité vibrante, faisant monter en puissance et en virtuosité l’Allegro passionato avant de se lancer dans un Tempo di marcia volontaire et un Presto conclusif tranchant. Weber avait lui-même fait un commentaire sur sa partition, expliquant qu’il s’agissait, dans ce « morceau de concert », d’évoquer les retrouvailles entre une châtelaine et son mari de retour des croisades. Le 28 mars dernier, nous avons présenté dans les colonnes de Crescendo l’élégante version que Ronald Brautigan, sur pianoforte, avait donné de cette partition jouissive avec la Kölner Akademie dirigée par Michael Alexander Willens (BIS), dans une conception un peu moins résolument romantique et marquée par la vivacité. Les deux approches ont leur part de charme : on est en effet séduit, chez Martin Helmchen, par le geste large, tout à la fois sobre et subtil.

On ne reviendra pas sur la genèse ni sur le contenu du Freischütz. Eschenbach entraîne ses forces berlinoises dans l’Ouverture avec une belle intensité, des nuances maîtrisées et un élan qui conjugue la virtuosité et la souplesse. Qualités que l’on retrouve avec enchantement dans les deux airs confiés à Anna Prohaska. La soprano (°1983) a fait partie de la distribution du Freischütz filmée et diffusée sur le site du Bayersiches Staatsoper de Munich le 13 janvier dernier, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov, sous la direction d’Antonello Manacorda. Elle y tenait le rôle d’Ännchen ; on peut l’entendre ici dans des airs célèbres du même personnage, d’une durée globale de onze minutes (quatre + sept) au cours desquelles on baigne dans une atmosphère d’épanouissement vocal. Pour rappel, Ännchen est la jeune cousine de l’héroïne Agathe, dont le fiancé Max est engagé dans un concours de tir aux multiples dangers. A l’Acte II, les deux cousines sont ensemble. L’insouciante Ännchen tente d’effacer les prémonitions funestes d’Agathe en chantant l’air délicieux et effronté « Quand vers nous s’en vient un beau jeune homme », sans arriver à apaiser Agathe. L’intervention de l’Acte III précède ce moment enjôleur : Ännchen tente une nouvelle fois de réconforter Agathe. Celle-ci a fait un cauchemar au cours duquel, transformée en colombe, elle a été abattue par les balles tirées par son fiancé. Pour la distraire, Ännchen lui raconte l’histoire d’une ancêtre qui a confondu le chien de garde entré dans sa chambre avec un fantôme. A cette romance « Ma tante un soir… » succède un tendre Récitatif, puis l’Aria « Des yeux humides, /Douce amie,/ Ne conviennent point à une jolie mariée… ». Anna Prohaska apporte à ces moments sublimes une sensibilité délicate qui, de l’humour initial du rêve évoqué à la douceur de l’affection dont elle entoure sa cousine apeurée, se traduit par un chant maîtrisé, aux nuances infinies. Elle alterne un comique volontaire, dans le récit du chien pris pour un fantôme, avec des vocalises sur le mot Tränen d’une pureté vocale confondante, aux inflexions ensorcelantes. C’est le point d’orgue du CD, par la grâce d’une voix en pleine possession de son charme et de son talent. L’orchestre d’Eschenbach participe à la magie de l’instant. 

Le programme de cette commémoration réussie s’achève par la féerie de l’ouverture d’Obéron, qui nous transporte à l’extrême fin de la trop brève existence de Weber. Dans cette page que cisèle Eschenbach, le compositeur reprend différents thèmes de cet opéra de 1826. Deux mois après la création du 12 avril à Londres, londonienne, Weber, malade de la tuberculose, allait s’éteindre, à moins de quarante ans, un jour avant de regagner l’Allemagne. 

Son : 9    Notice : 8    Répertoire : 10    Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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