Musique symphonique et concertos de Pierre Wissmer

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Pierre Wissmer (1915-1992) : Divertimento. Concerto pour clarinette et orchestre. Concerto pour guitare et orchestre. Concerto n° 3 pour piano et orchestre. Suite symphonique du ballet « Alerte, puits 21 ! ». Paul Meyer, clarinette ; Thibault Cauvin, guitare ; Yuri Boukoff, piano ; Orchestre de Douai Région Hauts-de-France, direction Jean-Jacques Kantorow ; Orchestre symphonique de RTL, direction Louis de Froment et Pierre Wissmer. 1965, 1976 et 2021. Notice en français et en anglais. 113.20. Un album de deux CD Claves 50-3018/19.

Né dans une famille de médecins à Genève où il étudie au Conservatoire de la ville, Pierre Wissmer décide de se rendre à Paris à l’âge de vingt ans. Il y suit les cours de Jean Roger-Ducasse pour la composition, puis de Daniel-Lesur pour le contrepoint et la fugue. Il apprend la direction d’orchestre avec Charles Münch. On le retrouve en Suisse juste avant la Seconde Guerre mondiale ; il y demeure dix ans. Il devient directeur des programmes de Radio-Luxembourg, s’installe dans l’Hexagone et opte pour la nationalité française. Ce créateur est aussi un pédagogue : il enseigne à la Schola Cantorum dont il devient directeur, est nommé à la tête de l’Ecole Normale de musique du Mans, et achève sa carrière à Genève où il enseigne la composition et l’orchestration. Ce virtuose de l’orchestre, comme le définit le titre du texte de la notice, voit son Concerto pour piano n° 1 être créé dès ses 21 ans à Paris et à Bruxelles ; bientôt, le compositeur le jouera lui-même avec Ernest Ansermet. L’année suivante, Hermann Scherchen dirige sa Symphonie n° 1. Son répertoire va s’enrichir sans cesse et devenir abondant : œuvres pour la scène, musique vocale et de chambre, pages orchestrales multiples dont neuf symphonies, et des concertos pour divers instruments.  Même si des productions discographiques ont été consacrées à ses œuvres (dont une intégrale des symphonies par l’Orchestre National d’Ukraine, actuellement indisponible) par des labels comme Quantum, Hortus ou Intégral, même si un DVD de 2015, produit par Mémoire magnétique, a esquissé un intéressant portrait de l’homme et du compositeur, Pierre Wissmer est peu présent dans les concerts. Le présent album Claves est le bienvenu, d’autant plus qu’il propose des interprétations actuelles et des archives, offrant ainsi un intéressant panorama de la production d’un musicien qui demeure un méconnu. 

La notice pose une question pertinente au sujet de la musique de Wissmer : est-elle classique, romantique ou moderne ? La réponse est claire : […] il serait hasardeux de vouloir l’enfermer dans l’une ou l’autre des « écoles » qui ont illustré notre siècle. On s’accorde généralement à lui reconnaître une grande virtuosité d’écriture tant sur le plan polyphonique que sur le plan orchestral. En réalité, le langage personnel de Wissmer peut être considéré comme relevant d’un néoclassicisme qui, comme le confirme la notice, va être tenté au fil du temps par un éloignement de la tonalité et une écriture de plus en plus introspective. Le premier CD s’ouvre par le Divertimento de 1953, œuvre légère en trois courts mouvements, de style français bien marqué, subtilement instrumentée, qui respire la joie de vivre. Wissmer est dans une période heureuse : il a épousé cinq ans auparavant Laure-Anne Etienne, une élève de Marguerite Long. Le Concerto pour clarinette et orchestre de 1960, lui aussi en trois courts mouvements, propose un Allegro vif et chantant, un Moderato assai élégiaque qui n’exclut pas l’un ou l’autre accent dramatique et un Allegro rythmé qui permet à Paul Meyer (°1965) de démontrer une fois de plus les qualités de son art lyrique et volubile. Un autre concerto, pour guitare cette fois (1954), est significatif de l’intérêt que Wissmer portait à l’instrument, auquel il consacrera d’autres partitions et qu’il intégrera dans plusieurs œuvres vocales ou instrumentales. Joué ici en première mondiale discographique, ce concerto, plus développé que les deux partitions précédentes, est destiné à un orchestre de chambre, avec des vents par deux. Wissmer a contourné la difficulté de l’affrontement de la sonorité fragile de l’instrument par plusieurs solos, soutenus par des instruments en nombre réduit. Cela donne à l’ensemble un côté discrètement raffiné, avec des mélodies bien dialoguées et un grand équilibre dans la structure même de la partition que le guitariste Thibault Caulvin (°1984), titulaire de dizaine de prix internationaux avant ses vingt ans, rend avec une souplesse idéale. L’Orchestre de Douai Hauts-de-France, enregistré en octobre 2020 à l’Auditorium Henri Dutilleux du Douaisis sous la baguette du chevronné Jean-Jacques Kantorow, confère à ces trois partitions toute l’excellence qu’elles réclament en termes de clarté et de finesse.

Le deuxième CD est consacré à des archives des studios de Radio-Luxembourg, une excellente idée qui nous met en présence de Pierre Wissmer lui-même en sa qualité de chef d’orchestre à la tête du Symphonique de RTL. En1965, il dirige une suite tirée de son ballet « Alerte, puits 21 ! », une transposition du mythe d’Orphée à notre époque, la mine étant l’enfer, sur un fond d’intrigue amoureuse. Créé à Genève par le compositeur lui-même sur un argument de Jeanine Charrat et Milko Sparemblek, ce vaste programme, à la fois lumineusement lyrique et au climat fantastique, mais aussi sarcastique et dramatique, révèle la maîtrise instrumentale de Wissmer qui fait la part belle aux vents et aux bois. Avant ce ballet, Yuri Boukoff (1923-2006) donne une version très engagée du Troisième concerto pour piano et orchestre, composé en 1972. Boukoff en assura la création à Paris, lors d’un concert de l’ORTF en septembre 1974, sous la direction de Kazuhiro Koizumi. Cette partition très virtuose, qui laisse au soliste la capacité permanente d’un dialogue avec l’orchestre, même lorsque ce dernier se lance dans des phases qui le mettent en danger de passer au second plan, est une belle réussite, gravée en 1975. La notice définit bien le contenu en précisant qu’ici, il s’agit d’une tonalité en constante évolution qui fugitivement se précise, épousant étroitement le discours musical […]. Un Allegro ritmico e sportivo, justement nommé, correspond bien au projet de laisser le piano déployer ses ressources spontanées qu’un Andante romantico prolonge de façon lyrique. La partition s’achève dans des allures martiales et cadencées, sur un Allegro con brio au cœur duquel s’ajoute une part d’austérité que de mystérieuses résonances de cloches viennent souligner de façon énigmatique. Yuri Boukoff est à l’aise dans une partition qu’il s’est appropriée, Louis de Froment lui donnant avec l’Orchestre Symphonique de RTL, dont il était alors le directeur musical, une réplique suggestive.

Voilà un programme qui sort des sentiers battus et permet d’approfondir un compositeur au catalogue foisonnant et diversifié. La structure de ce CD, partagé entre versions actuelles et archives, est une initiative appréciable ; elle est rehaussée, en couverture de l’album, puis de la notice, par deux belles reproductions de tableaux de Robert Delaunay qui datent des années 1930 et font la fête aux rythmes et à la joie de vivre, en concordance avec les effets musicaux.

Son : 9 (premier CD) ; 8 (archives)   

Notice : 8   Répertoire : 8,5    Interprétation : 10

Jean Lacroix    

     

 

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